Note : je ne détiens aucun droit sur les images publiées dans cet article. Je les mets à dispositions de mes lectrices et lecteurs dans un cadre purement didactique (fair-use). Cela fait quelque temps que je pensais rédiger un compte-rendu de mes observations du marché de la bande dessinée numérique. La récente relecture du livre «Reinventing Comics» de Scott McCloud, célèbre théoricien américain du neuvième art, m’a donné envie de m’y atteler. Bon, il faut préciser que c’est un livre qui date quelque peu... Sorti aux Etats-Unis en 2000 (traduit en français en 2006 chez Vertige Comics, et réédité depuis chez Delcourt), l’ouvrage dresse un constat critique de la situation du marché (américain) de la BD de l’époque; Il décrit ensuite la révolution numérique, tout juste naissante (démocratisation du PC et d’Internet), et comment cette dernière contribuerait à changer la donne en termes de production de bandes dessinées. McCloud voyait en Internet une opportunité unique pour les autrices et auteurs de se débarrasser des intermédiaires qui constituent habituellement la chaîne du livre (éditeur, imprimeur, distributeur, et libraire) en vue de gagner une plus grande marge sur leurs ventes et d’être en contact direct avec leur lectorat; hélas, nous verrons que même sur le net, les intermédiaires sont bien loin d’avoir tous disparu, et comment le rapport de force entre artistes et éditeurs n’a absolument pas changé d’un iota.
Vu que le sujet de cet article est orienté sur la bande dessinée numérique, je ne m’attarderai pas trop à parler des premières pages de l'ouvrage. Il y est dénoncé l’état de sclérose dans lequel l’industrie de la bande dessinée américaine s’était enfoncée dans les années 80, qui ne produisait que du «super-héros» et des produits dérivés. McCloud présente ensuite les deux dangers qui, selon lui, menacent le plus les artistes de BD: «la diminution des débouchés professionnels» et la mise en concurrence avec de nouveaux moyens de divertissement (le jeu vidéo, par exemple). Un état des lieux qui n’a absolument pas perdu de sa pertinence aujourd’hui. La situation s’est même aggravée.
En France, le déclin des espaces de prépublication (comme les magazines) a dramatiquement réduit les opportunités pour les jeunes de se constituer de l'expérience. Quant à la concurrence de la BD avec les autres méthodes de divertissement, l'image est tellement éloquente que je me dispenserai de commenter là-dessus. Manque peut-être le cas du jeu vidéo, mais il est invoqué ultérieurement dans le livre.
Pour faire face aux mutations du secteur du divertissement, McCloud propose que la BD touche un public plus grand encore, en proposant des sujets en adéquation avec les attentes du public. Ce processus d’ouverture du marché à un «autre public», que l’auteur appelle désespérément de ses vœux, était pourtant déjà en marche depuis les années 80 avec le mouvement de la BD underground et l’avènement des éditeurs dits «alternatifs» durant la décennie suivante. Aujourd’hui, force est de constater que la bande dessinée, même si elle reste encore majoritairement lue par un jeune public, n’a jamais proposé autant de genres et de sujets traités différents, et ce pour toute tranche d’âge. Le problème «d’attractivité» de la BD ne provient donc plus de là, à mon humble avis.
Nous le verrons par la suite, mais peut-être est-il plus pratique de le préciser dès maintenant: la réflexion de Scott McCloud est fortement nourrie par la pensée libérale et son vieux paradigme du «marché», composé d’une offre et d’une demande qui se répondent et s’autorégulent. Les lecteurs seraient amenés à savoir à l’avance ce qu’ils veulent lire, et il suffirait simplement d’être plus à l’écoute de «leurs attentes» pour ainsi redresser les ventes. Je pense au contraire que les plus gros succès commerciaux sont des œuvres qui proposent des choses que personne n’attendait !
N'est-ce pas plutôt aux artistes de proposer quelque chose de "nouveau", pour mieux surprendre le public?
Revenons sur le raisonnement de McCloud, qui prétend que le marché a échoué à répondre à la demande du lectorat. Les éditeurs, les libraires et les distributeurs seraient les principaux responsables de cette déroute, car ils suivraient des impératifs principalement pécuniaires, qui atrophierait mécaniquement la diversité de l’offre, et par conséquent brideraient la créativité des artistes en les empêchant d’«innover».
Viendrait alors le progrès technique pour changer la donne! C’est surtout ce que McCloud appelle la «livraison numérique» (c’est la traduction proposée par le livre, moi je parlerai plutôt de «publication numérique»), le fait de pouvoir publier sa bande dessinée directement sur le net, et qui serait à même de pouvoir lutter efficacement contre les problèmes susmentionnés. En effet, la publication numérique «réécrit les règles du commerce» (selon les termes de l'auteur) en éliminant les coûts de production des livres (prohibitifs pour les artistes souhaitant s’auto-éditer), en éliminant les intermédiaires (éditeurs, libraires, distributeurs et diffuseurs) et la part non négligeable qu’ils se taillent dans le bénéfice généré par les ventes, en débridant la créativité (voir paragraphe précédent), en libérant le marché des contraintes induites par la surface limité des étalages des librairies, en rendant la BD toujours disponible (car, contrairement au support physique le format numérique ne peut pas tomber en rupture de stock), etc, etc…
McCloud pense également que les économies engendrées par la baisse du coût de fabrication pourront se répercuter sur le chiffre des ventes. En économie, on appellerait cela un «effet rebond»: en effet, qui dirait baisse des coûts dirait baisse mécanique du prix de vente (pas forcément vrai en Europe, voir le paragraphe suivant) et par conséquent que les acheteurs, voyant ainsi leur pouvoir d’achat augmenter grâce à cette baisse des prix de vente achèteraient alors davantage de BD qu’en temps normal (encore faux, ces économies peuvent être employées pour acquérir d’autres biens de consommation à la place). Enfin, cette réduction du prix encouragerait les lecteurs et lectrices à se tourner plus facilement sur des œuvres jugées moins «accessibles» et plus «risquées», permettant à une scène «innovante» de prospérer. Encore un point sur lequel on pourrait discuter.
Contradiction totale: McCloud dénonce d'abord que les libraires et les éditeurs, en s'alignant sur les tendances du marché, imposent au public ce qu'il est censé désirer. Alors qu'après, il parle de demande qui génère l'offre, et qu'il trouve ça bien... Cherchez l'erreur! De plus, l'idée que le principe de sélection disparaîtrait grâce à l'espace de stockage (théoriquement) infini d'Internet est également fausse. Nous le verrons plus tard.
Petite parenthèse pour ce qui concerne le coût du BD numérique dans le marché européen: aujourd’hui, l’offre de bandes dessinées transposées (j’insiste bien sur ce terme) au format numérique ne se résume qu’aux œuvres publiées par les «gros». Les éditeurs à taille plus modeste se cramponnent au format livre, et à raison, car leur lectorat y demeure encore attaché et se déplace encore en librairie (ce qui est moins vrai chez les pays anglo-saxons où les librairies ont été sinistrées par la dérégulation des prix et la concurrence du commerce en ligne).
Remarquons-le aussi, le prix de la BD transposée au numérique n’est pas toujours si bon marché. Cela dépend pleinement de la volonté des éditeurs européens: et force est de constater que la différence de prix entre celui d’une bande dessinée physique et celle disponible sur liseuse n’est pas toujours si profitable que ça, surtout quand l’œuvre vient tout juste de sortir. Le format livre offre des perspectives de bénéfices plus grands qu’avec le numérique, et donc les «gros» n’ont pas non plus grand intérêt à développer le marché du numérique en baissant le prix du format. Sans parler du consommateur, qui ne peut même pas revendre son exemplaire numérique.
Revenons à McCloud. Ce dernier pense que la consommation de BD numérique prospérera par la vente d’œuvres à prix très réduit, de l’ordre de quelques cents, par des opérations de micropaiement, car, selon lui, «payer 3 dollars pour une BD lue en une vingtaine de minutes n’a jamais été le meilleur rapport qualité/prix». C’est évidemment faire abstraction de beaucoup d'autres facteurs (style de dessin plus ou moins détaillé, rythme de narration plus ou moins rapide, scénario plus ou moins travaillé) mais bon, passons, passons, sinon je vais y passer la journée!
Le droit à un juste prix...Mais qu'est-ce qu'un "juste" prix, exactement ? Et pour qui ? Un prix peut sembler juste pour le lecteur, mais pas pour l'artiste... C'est précisément dans ces moments-là qu'on comprend que le prix est une notion qui peut parfois paraître bien arbitraire...
Les seules barrières au développement de la microtransaction seraient les conditions de paiement (qui doivent être suffisamment sécurisées et peu contraignantes en termes de temps et «d’efforts»), la latence de la transmission des données (eh ouais, rappelez-vous que l’ADSL avait à peine un an quand McCloud réalisa ce livre) et la qualité de compression des images. Autant dire que McCloud avait vu juste: toutes ces barrières ont désormais été levées par le progrès technique. On n’a jamais payé aussi facilement, la bande passante est telle que les images se téléchargent en une poignée de secondes… Et pourtant, encore aujourd’hui, le modèle de la microtransaction n’est toujours pas devenu la norme. Loin de là.
McCloud pensait à l'époque, et cela peut bien se comprendre, que le manque d'attractivité de la microtransaction était un problème purement lié à la technique. Mais en réalité, il est plutôt à lier à l'offre débridée, qui pousse à réduire toujours plus les prix de vente, voire à mettre son travail en accès libre... ainsi qu'au modèle économique même d'Internet, j'ai nommé l'abonnement.
L’échec est patent, et ce pour plusieurs raisons. Déjà, la «gratuité du net». En réalité, cette gratuité est illusoire: surfer sur la toile est bien payant, il faut s’affranchir d’un abonnement auprès d’un fournisseur d’accès téléphonique. Mais l’accès à la plupart de ses contenus sont ensuite bien «gratuits». Il faut réaliser à quel point ce modèle de «l’abonnement», qui offre le droit de jouir d’un pléthore de contenus en échange d’une somme relativement modique, est devenu LA nouvelle référence en termes de mode de consommation. C’est ce modèle qui a façonné le succès des grandes plate-formes de contenus, dont McCloud ne pouvait pas prédire l’existence, et encore moins le succès.
En suivant la théorie libérale de l’«homo œconomicus» qui cherche toujours le meilleur rapport qualité/prix (voire le rapport quantité/prix, mais c’est encore un autre sujet), le consommateur va privilégier les abonnements aux nouvelles plate-formes pour consommer 100 BD gratuites plutôt que d’acheter 100 BD à bas prix dispersées sur le site de 100 créateurs différents. Surtout qu’acheter 100 BD reviendra sans doute plus cher que de payer un abonnement donnant accès à 100 BD (ou plus) directement. Ajoutons en plus que ces plate-formes veulent se donner une image de marque en termes de qualité de contenu, du coup elles vont exercer une sélection. Comme le ferait un éditeur lambda.
McCloud avait vu juste concernant le partage en ligne.
La problématique de la «visibilité» des acteurs sur le net avait déjà été pointée par McCloud à l’époque de la rédaction de «Reinventing Comics». Il avait conscience que la nature «illimitée» du net était à double-tranchant: n’importe qui pouvant publier n’importe quoi, le flux d’infos (symbolisant l’offre) deviendrait tel que le travail de qualité se trouverait noyé un océan de médiocrité. Une sélection devait s’opérer au sein de cette offre sauvage et débridée, ce rôle se voyant endossé par les «portails», sortes de listes de sites mis en avant en fonction de leur évaluation et fréquentation par les utilisateurs. Ces portails ont disparu avec l’avènement des moteurs de recherche (ou plutôt devrais-je dire DU moteur de recherche, j’ai nommé Google) et des plate-formes de contenus.
C’est ainsi que vient le grand retour des intermédiaires! Certes, sur le net, il n’est plus question d’éditeur, mais d’un pseudo-éditeur qui «aide» (sans prendre le moindre risque financier) au bourgeonnement de talents en proposant un espace gratuit de publication (sur lequel les artistes déposent eux-mêmes gratuitement leurs œuvres) fréquenté par un public insatiable. Je viens de décrire le modèle du Webtoon, qui est devenu aujourd’hui la référence en termes de consommation de bandes dessinées en ligne, bien loin devant toutes les autres. Et ceci, notamment parce qu’il s’adresse quasi exclusivement à un jeune public désœuvré, qui a du temps à revendre et qui a l’habitude de se divertir devant des appareils mobiles connectés. Et aussi parce que le Webtoon a adapté son ergonomie spécifiquement pour ces dits-appareils.
Qui dit public très spécifique dit goûts très spécifiques. C’est pour cela qu’une portion écrasante du webtoon est influencée par les codes du manhwa et du manga, et traite de thématiques chères aux adolescent(e)s (amours, amitiés, vie scolaire...). Quand McCloud parlait du net comme d’un espace de liberté où aucune pression commerciale n’allait pouvoir s’appliquer, il n’avait qu’en partie raison. Vrai, personne ne vous empêchera de réaliser votre BD numérique comme vous l’entendez, mais ne pas chercher à s’adresser à un public adolescent revient à réduire vos chances à peau de chagrin. Le peu de public qui consomme encore de la bande dessinée passé l’âge adulte consomme de la bd imprimée, point barre (ce qui n’est pas un mal en soi, certes, mais qui démontre bien que le numérique n’est en rien l’Eldorado prophétisé par McCloud permettant de proposer une alternative crédible au marché de l’imprimé).
Alors certes, à l’aide d’une stratégie de communication bien rodée sur les réseaux sociaux, une œuvre anglophone adaptée à une niche bien spécifique peut avoir une chance de se concrétiser sur la durée (plus ou moins longue!), par la constitution d’une communauté de fans qui finira (peut-être) par payer l'artiste: soit par l’intermédiaire de plate-formes de mécénat (chouette, encore un intermédiaire!), par la vente de produits dérivés que l'artiste aura confectionnés lui-même, etc. Ce dernier doit donc se transformer en véritable entrepreneur, exactement comme s’il s’était lancé dans le chemin de l’auto-édition. Cela demande énormément de temps et de savoir-faire mercantile, ce qui n’est pas donné à tout le monde.
"Quand tu veux, tu peux?" Il ne suffit pas d'une feuille de papier et d'un crayon pour faire de la BD. Désormais, on a besoin de matériel informatique, de beaucoup de savoir-faire (le dessin et l'écriture sont deux activités très différentes qui ne s'improvisent pas et qui ne s'acquièrent qu'après des années de pratique), et bien sûr d'une grande quantité de temps destinée à la préparation et à la réalisation de l’œuvre... "Le temps c'est de l'argent" disait Benjamin Franklin. Et l'argent du temps. Concernant donc la BD, on repassera sur la notion de "moyens modestes", et ce d'autant plus si on a l'ambition de la révolutionner!
Ah, ce bon vieux mythe tarte-à-la-crème de la concurrence libre et non faussée ! Et mesurez un peu cette "promesse d'un marché animé uniquement par la demande des consommateurs"... Hmm! N'en jetez plus! Je signe où?
Voilà pourquoi je ne peux m’empêcher de sourire quand je parcours les pages de «Reinventing Comics», et que je lis son auteur prétendre qu’Internet est attractif par sa nature «décentralisée». Ce qui, à son époque, pouvait bien ressembler à un Éden plein de promesses (où McCloud prévoyait l’apparition de «plein de genres nouveaux, proliférant dans toutes le directions») s’est changé en un marché dominé par des plate-formes qui se sont ajustées à une demande qui n’attend pas vraiment qu’on lui propose autre chose que des formules déjà éprouvées. «Give them the same thing, only different» (Offrez-leur la même chose, mais un peu différemment) lançait cyniquement le scénariste Blake Snyder dans son livre «Save The Cat!». Un excellent conseil, hélas.
Dernière partie du livre, Scott McCloud parle de l’ordinateur, et «de sa gamme d’options surhumaines». Encore une fois, je ne m’attarderai pas longtemps sur ce passage, vu qu’il ne cadre pas vraiment avec mon sujet. McCloud s’enthousiasme beaucoup pour l’outil numérique, pense qu’il regorge de potentiel sous-exploité. Il liste tout une série d’effets, passant de la torsion d’image numériquement assistée à l’effet de flou, de la déformation de texte à la représentation du mouvement, bref, un ensemble d'effets qui peuvent tous être rendus plus esthétiquement par le dessin à la main. Par ailleurs, il est notoire que les effets numériques se marient très très mal avec le dessin manuel (il suffit de jeter un œil sur quelques pages de l’hideuse suite de Ghost In The Shell, j’ai nommé «Man Machine Interface», pour s’en convaincre). Voilà une bonne vingtaine d’années que le PC a infiltré l’atelier de nombreux artistes qui pratiquent la bd au quotidien, et son apport n’aura jamais dépassé celui du simple outil de travail. Certains processus se voient facilités, d'autres accélérés par l'automatisation, et tout cela finit toujours par se traduire par un gain (notable) de «productivité». Mais le numérique ne fait pas tout. Et il est plus que jamais nécessaire de le rappeler, à l'heure du développement toujours plus dangereux de l’intelligence artificielle. À ce sujet, McCloud entrevoit, non sans enthousiasme, un avenir où l’ordinateur «deviendrait artiste» (sacrilège!). Mais cela est un autre sujet, que je traiterai sans doute dans un prochain article. M.Neuhnk
Quand on apprend que le père de McCloud a exercé le métier d'ingénieur, on comprend d'autant mieux d'où sort cette lubie scientiste, qui infuse à chaque page de l'ouvrage.