Produit par le collectif de recherche belge ACME, «La Bande Dessinée En Dissidence» est un ouvrage qui cherche à définir plus précisément ce qu’est la bande dessinée alternative, «mouvement» apparu en réaction à une «certaine standardisation de l’industrie» qu’on observe sur le plan narratif (manière de raconter une histoire), esthétique (type de dessin employé) et productif (formats, caractéristiques des livres, tirage...). Une question d’autant plus importante à l’heure où la bande dessinée alternative est devenue, selon Erwin Dejasse, «un objet insaisissable». Ce phénomène s’explique par l’apparition de nombreux labels «pseudo-alternatifs» créés par les grandes maisons d’édition BD, et qui a eu pour effet de confondre la production des petits éditeurs de BD avec celle des gros (pour davantage d’informations sur ce sujet, se référer au livre «Plates-Bandes» de Jean-Christophe Menu, ou à l’interview de Latino Imparato paru dans «L’Éprouvette #1», Rotations et Bibliodiversité). Pour ne pas simplifier les choses, Jan Baetens remarque que les termes «d’indépendance», «d’alternative» et même de «roman graphique» ont un sens différent selon qu’on adopte un point de vue américain ou européen. Au début des années 2000, Erwin Dejasse remarque comment la presse française a présenté «L’Association» (et notamment ses figures les plus «bankables» comme Satrapi, Sfar, Tronheim et David B.) en tant que «tête de file d’une Nouvelle Bande Dessinée», ignorant en cela tout ce qui avait pu se faire dans le champ de la BD pendant les deux dernières décennies. L’avènement de la bande dessinée alternative en France n’est pas un phénomène «spontané» ou sorti de nulle part, mais bien le fruit «d’une continuité» aux multiples «ferments» qui remontent jusqu’aux mouvements contestataires des années 70. La BD alternative possède aussi une dimension internationale. En effet, elle se nourrit de tout ce qui se produit à l’étranger (constituant ainsi de nouveaux graphismes hybrides), et s’y exporte d’autant plus facilement qu’elle ne s’encombre d’aucun standard propre à un marché national. L’industrie a tenté de récupérer ces créations originales en normalisant les genres: «style indé», bande dessinée autobiographique, «graphic novel»… Tanguy Habrand cite Thierry Groensteen: «On ne peut être alternatif que par rapport à quelque chose, à une situation donnée dont on entend à se démarquer.» L’édition «indépendante» opère d’une logique inverse à celle des gros éditeurs: alors que ces derniers cherchent à «créer des auteurs pour un public», les indés souhaitent «créer un public pour un auteur». Certains d’entre eux, comme «La Cinquième Couche», estiment que «l’auteur ne doit pas se soumettre à un public», et «que le public n’a rien à faire dans la relation qui lie l’auteur à son travail». Analyste du marché de BD américaine, Charles Hatfield constate la disparition progressive des périodiques de bande dessinée alternative, qui ont contribué à faire connaître tant d’artistes (Chester Brown, Daniel Clowes, Julie Doucet…). Le petit format appelé «Floppy», si distinctif de la culture américaine, souffre de la baisse généralisée des ventes constatée depuis les années 90. C’est cet état de fait qui a poussé les boutiques spécialisées à adopter une logique de réservation au détriment de la vente directe. Quant au distributeur Diamond Comics, il profite de sa situation de monopole en n’acceptant de distribuer que les comics qui atteignent un certain seuil de ventes. Le marché n’est donc plus du tout favorable à l’apparition de nouveaux créateurs et n’encourage pas plus à l’innovation. Le Floppy apparaît dès lors comme un format obsolète, et pousse les artistes à chercher d’autres façons, voire d’autres lieux pour mieux promouvoir leur travail. Il n’existe plus pour eux de voie royale leur permettant de se faire un nom, ni de cursus honorum pour se constituer une carrière. Il faut savoir apprendre à se débrouiller. Hatfield pointe du doigt le paradoxe de la scène alternative, qui a émergé à l’origine en tant que sous-culture un peu miteuse pour s’instituer ensuite en critique féroce mais lucide de l’embourgeoisement de la société. Pour pouvoir survivre dans un environnement toujours plus concurrentiel, les éditeurs alternatifs sont tenus de se démarquer à tout prix. Ils doivent soit s’adapter, soit chercher à changer le champ dans lequel ils s’inscrivent. Pour prolonger cette réflexion, Rudy De Vries nous présente la théorie des «sélecteurs» de Wijnberg et de Gemser. Cette théorie, proche du concept de «champ culturel» dressé par Bourdieu, part du principe que chaque entreprise s’inscrit dans un espace déterminé par leur activité. Cet espace sa caractérise par une logique dont il est impossible de se soustraire (rendant toute aspiration à l’indépendance illusoire). Cette logique est instituée par des acteurs-clés que Wijnberg et Gemser désignent par le nom de «sélecteurs». Ce sont les «faiseurs de rois» de cet espace, en quelque sorte. Il existe 3 types de «sélecteurs»: le marché, les pairs et les experts. Wijnberg et Gemser utilisent l’exemple de l’Impressionnisme français pour illustrer leur théorie. Rejetés par les académiciens et par conséquent incapables de trouver des acheteurs pour leurs toiles, les impressionnistes ont fait passer leur groupe du statut de pairs à celui d’experts, critiques vis-à-vis de la production picturale de leur temps. Ils ont reçus le soutien de figures prestigieuses, comme Émile Zola, pour gagner en autorité. Dans le champ de l’art moderne, la critique est devenue essentielle. Les critiques en viennent aussi à se battre entre eux pour être le premier à évaluer l’œuvre d’un artiste, en vue de s’affirmer toujours plus au sein de leurs propres pairs. S’installe alors une relation symbiotique entre les artistes, qui cherchent à innover (pour se distinguer des autres artistes), et les experts, qui les aident à révéler au monde la valeur de leur innovation. Rudy De Vries utilise la théorie de Wijnberg et Gemser pour mieux nous faire comprendre les différentes étapes qui ont conduit l’artiste Joost Swarte à s’inscrire avec succès dans le champ de la bande dessinée. Joost Swarte a débuté sa carrière en publiant en 1970 son propre magazine de BD underground (Modern Papier), tout en participant à un autre (Tante Leny Presenteert). En 1973, il réunit le travail de plusieurs artistes belges et néerlandais confidentiels en un recueil (Cocktail Comix) qui lui donne une position de porte-parole de la sphère BD underground hollandaise. En 1977, il organise une exposition dédiée à Tintin et invente le concept de «ligne claire» pour décrire le style graphique d’Hergé, élevant Swarte au grade d’expert, en plus de celui d’acteur actif du médium. Bruno Lecigne, dans son livre «Les Héritiers d’Hergé», ne manquera d’ailleurs pas de dédier un chapitre à Swarte. Ce dernier entre en contact avec la rédaction de Charlie Mensuel par l’intermédiaire de Willem (qui avait lui-même été invité à contribuer au recueil Cocktail Comix), et la maison des Humanoïdes Associés, qui traduisent et font paraître son travail en France. Il rencontre dans la foulée Étienne Robial des éditions Futuropolis, publie plusieurs livres dont le plus important est «Hors-Série». Il voit ensuite son travail exposé aux États-Unis, rencontre Art Spiegelman et se voit publié «Raw». Il créera ensuite sa propre structure de distribution (Het Raadsel), qui collaborera avec la prestigieuse maison «De Harmonie», puis montera une joint-venture (Oog & Blik). Enfin, il organisera ce qui deviendra plus tard le plus grand festival BD des Pays-Bas, «Stripdagen Haarlem». Sylvain Lesage s’intéresse au champ de l’auto-édition en BD. Elle permet notamment à l’artiste de se libérer du «devoir de s’intégrer à une ligne éditoriale». L’auto-édition numérique, elle, «permet d’exister autrement, de pré-publier son travail avant de justifier une édition papier». Il arrive que des auteurs installés s’auto-éditent suite à des différents avec leur éditeur, ou par motivation financière: c’est le cas d’Uderzo et de Goscinny, mais aussi de Tabary, Claire Brétécher, Régis Franc ou Fred. L’expérience échoue parfois, parce que l’artiste découvre rapidement qu’il/elle n’a pas l’âme d’un gestionnaire. Tabary avait de son côté crée une structure qui s’étendait à toute sa sphère familiale, et où chaque membre gérait un aspect du business (gestion, diffusion, mise en couleur…). Une telle entreprise est en réalité toute aussi contraignante que de devoir dépendre d’un éditeur, car elle oblige à «en reprendre les mêmes logiques de fonctionnement: adopter une production régulière et commercialement peu risquée.» La diffusion s’impose comme l’enjeu central qui conditionne à lui-seul la survie de l’entreprise d’auto-édition. C’est un exercice très exigeant (tenir une comptabilité, répondre aux commandes, démarcher les libraires...), que bien peu d’auteurs sont enclins à assumer. Se payer les services d’un diffuseur professionnel n’est pas non plus une solution idéale, car cela incite à produire toujours plus afin de pouvoir couvrir les frais. La plupart du temps, à la mort de l’auteur, les droits repartent dans les mains des éditeurs. Thierry Groensteen distingue, à partir des années 2000, 2 phénomènes qui bouleversent le paysage de la BD. D’abord, le «suivisme» des petits éditeurs par les gros éditeurs. Puis l’arrivée de nouveaux éditeurs, entraînant «éparpillement et saturation» du marché. Il insiste sur l’emploi du terme «suivisme» (plutôt que celui de «récupération») parce qu’il considère qu’il est dans l’ordre des choses qu’une formule qui a commercialement marché se voit ensuite imitée et suivie par d’autres. Il estime que les alternatifs ont transformé le microcosme de la bande dessinée au point que les gros éditeurs ont dû s’adapter. Et la situation a changé. «Ce n’est plus l’opposition de romans graphiques sur du beau papier des petits éditeurs contre le 48CC chez les gros». Groensteen considère que la balle est désormais dans le camp des alternatifs, et que c’est à eux de trouver l’astuce qui leur permettra de se réinventer encore. Après la faillite de sa propre maison («Les Éditions de L’An 2», depuis rachetée par Actes Sud), Groensteen constate que «le marché n’a pas tant changé que ça. En matière de bande dessinée alternative, l’offre a augmenté plus rapidement que la demande.» Le succès de Persépolis a été un «trompe-l’œil». Cet échec «pose la question de savoir si la bande dessinée d’auteur n’est pas vouée à demeurer indéfiniment confinée à une économie marginale.» M.Neuhnk