Note: je ne détiens aucun droit sur les images publiées dans cet article (sauf la photo du livre, mais on s'en fiche un peu). Je les mets à disposition de mes lectrices et lecteurs dans un cadre purement didactique (fair-use).
- J’ai pas compris.
Une réponse qui m’avait laissé pantois, tellement il était pour moi inconcevable que le film phare d’Hayao Miyazaki, «Le Voyage De Chihiro» (2001), puisse laisser aussi indifférent. Une indifférence mâtinée de dédain que mon camarade ne chercha même pas à défendre, et encore moins à comprendre. Le débat, à peine ouvert, en resta là.
C’est toujours une drôle de sensation, de se retrouver confronté à une si grande divergence d’opinions vis-à-vis d’un film que je considère, encore aujourd’hui, comme l’une des plus grandes œuvres cinématographiques de son temps. Ouais, excusez du peu! Et n'allez pas croire que je sois le seul à vouer un culte à ce film (voire à tout le reste de la filmographie de Miyazaki!) Cette ferveur est partagée par toute une génération, qui a le plus souvent baigné dans l’animation nippone et le manga depuis sa tendre enfance. Malgré la décision de l'illustre animateur d’achever sa carrière en 2013 à l'occasion de la sortie de son long-métrage «Le Vent Se Lève» et l'inexorable passage des années, l'attachement du public pour son œuvre est resté intact.
1er novembre 2023. Le dernier long-métrage de Miyazaki sort en France, sous le titre «Le Garçon Et Le Héron» (que j’appellerai ici, par commodité, «Le Garçon»). Et cette fois-ci, à la sortie de la salle de projection, c’est à mon tour de dire «J’ai pas compris!» Sauf que je refuse, contrairement à mon camarade susmentionné, de rester sur ce bien triste constat. Le réalisateur aurait-il enfin commis un faux pas dans une carrière auréolée jusque là d'un sans-faute? Ou est-ce seulement moi qui serais passé à côté, qui ne l’aurais pas reconnu à sa juste valeur? Question d’autant plus entêtante que ce film, malgré son très bon score au box-office français et américain, a généré des réactions très contrastées. En gros, on a aimé ou on n’a pas aimé. Miyazaki ne ferait-il plus l’unanimité au sein de sa propre communauté de fans?
Alors, est-ce un mauvais film? Ce n’est pas ce qu'en dit la critique, en tout cas. Si elle reconnaît timidement au «Garçon» des petits défauts, elle l’absout en le qualifiant de «moins accessible, et réservé aux cinéphiles». Télérama invite même de «ne pas chercher pas à comprendre», car, malgré un scénario «un peu fouillis», le film «plaira malgré tout à tous les fans de Miyazaki» (forcément), parce que «Le Garçon coche toutes les cases de ses films précédents... »
C'est justement cela qui est le plus reproché au film, cette désagréable voire gênante impression de «déjà-vu», qui m’avait saisi dès le visionnage de la bande-annonce. Oui, en apparence, «Le Garçon coche les cases» de ce qu’on «attendrait d’un film de Miyazaki», surtout après le précédent créé par «Chihiro». Que faut-il en conclure? Nostalgie? Panne d’inspiration? Ou opportunisme cynique, surfant sans vergogne sur la formule de son plus gros succès?
Si Miyazaki a su développer tout au long de son œuvre un certain style visuel très singulier, ou insister sur certaines thématiques qui lui sont chères comme le respect d’une nature mise en danger par l’être humain, je n’ai jamais ressenti de véritables redites dans sa filmographie. En réalité, «Le Garçon» est un film ambitieux car il cherche à symboliser toute la carrière de son auteur. C'est ainsi que le producteur du studio Ghibli a présenté ce dessin animé au public. Il y a donc un concept assez original qui se cache derrière, et on peut bien parler là de «première» pour Miyazaki. C'est également ici que repose tout l’ironie de l'affaire, et le paradoxe qui frappe le «Garçon». Ce film propose du neuf avec du vieux en le faisant exprès! Mais puisque les intentions du réalisateur ne sont pas très clairement définies (pour des raisons que nous explorerons par la suite) et que le ton du film oscille constamment entre comédie et tragédie, j’ai fait partie de ceux qui ont interprété ces «auto-citations» comme de la paresse, ou un manque flagrant d’inspiration.
«L’auto-citation» qui m’avait le plus irrité, c’était le coup des «WaraWara» (à droite sur l'image). J’ai trouvé que c’était une copie grotesque des «Susuwatari» dans «Mon Voisin Totoro»/«Le Voyage de Chihiro» (à gauche) et des «Kodama» (au centre) de «Princesse Mononoké». Tellement grotesque que je me suis demandé si Miyazaki ne se fichait pas de nous. Après réflexion, le nom des créatures, sans doute dérivé du verbe «Warau» (qui signifie «rire» en japonais), me le confirma. Le grotesque était donc bien délibéré, et on peut dire que le réalisateur s’auto-parodie.
Miyazaki, en s’auto-référençant autant, tend aussi le bâton pour se faire battre: Il est en effet difficile pour le connaisseur de résister à la tentation de comparer «Le Garçon» à sa grande sœur «Chihiro»! D'autant plus que les deux films sont aux antipodes l’un de l’autre. «Chihiro» doit son succès à deux éléments: son héroïne pleine de vie, ainsi qu’une action survoltée qui nous emporte dans un univers aussi surprenant que coloré. «Le Garçon» nous offre tout l’inverse. Un monde plus ancré dans le réel, figé dans l’inaction d’un protagoniste dépressif, aux couleurs désaturées et qui surprend au final si peu!
«Chihiro» dispose d’un tempo parfaitement maîtrisé. Le film prend très vite son envol et comporte de nombreux moments marquants...
...tout en sachant ménager son public lors de quelques scènes de contemplation, chargées d’une mélancolie enivrante.
Alors que l’univers fantasmagorique de «Chihiro» est fortement imprégné de culture japonaise, celui du «Garçon» aligne davantage de références à l'art occidental.
La palette d’expressions de Chihiro Ogino est proprement hallucinante. Ce soin apporté aux détails la rend plus vraie que nature.
Mahito, protagoniste du «Garçon», intériorise sa souffrance profondément, au point de le rendre presque mutique. Comme la vidéaste Lapeint le rappelle très bien dans son intéressante analyse du film, il est victime d’un traumatisme dès l'ouverture du film, car il assiste impuissant au décès de sa mère dans un incendie. À cela vient s'ajouter le mariage de son père avec la tante maternelle de Mahito (la sœur de la tout-juste défunte mère, donc!), qui attend d'ailleurs déjà un bébé de son nouveau mari. Évidemment, face à cette situation impossible, Mahito ne peut pas être heureux. Il ressent une animosité certaine pour sa tante/belle-mère, malgré tous les efforts qu'il met en place pour la cacher. Le jeune homme est donc miné de l'intérieur, et pourtant, malgré ce tsunami d'infortunes, je n'ai pas ressenti beaucoup d'empathie pour le personnage. À mon grand soulagement, je n'ai apparemment pas été le seul à ressentir les choses ainsi: nombreuses sont les critiques pointant le personnage de Mahito comme étant plutôt fade et inintéressant.
Je me rappelle très bien, quand j’étais étudiant, qu’un camarade étudiant m’avait demandé quel était mon film préféré entre « Le Voyage De Chihiro» et «Princesse Mononoké», les deux films phares de Miyazaki. J’avais répondu «Chihiro» sans hésiter, et celui-ci m’avait rétorqué que le personnage de Chihiro l’avait agacé par ses pleurnicheries incessantes. Certes, mais il faut aussi prendre en compte qu'il s'agit d'une gamine exposée à un danger bien réel. Et ce qui la rend si touchante, c'est qu'elle grandit au cours de son voyage. Je pense que c'est bien cet aspect-là qui rend «Chihiro» davantage attrayant à mes yeux que «Mononoké», même si le scénario de ce dernier est mieux construit et plus fluide.
Au cours du film, Chihiro affronte sa peur du vide de deux façons bien différentes. Le film prouve par là implicitement son gain en maturité.
Plan fixe qui insiste bien sur le regard déterminé de l'héroïne. Les sanglots du début ont fait place à une résolution inébranlable.
Le tandem formé par la cruelle Yubaba et l’innocente Chihiro marche du tonnerre...
...contrairement à celui composé de Mahito et son compère.
Le personnage de Mahito, lui, semble manquer de profondeur, parce qu'il ne veut pas évoluer. Ce n’est pas une erreur de mettre en scène un tel personnage, mais c’est assurément un choix complexe à mettre en scène. Il faut réussir à stimuler le spectateur autrement que par les artifices usuels. Et force est de constater que Miyazaki ne nous donne pas grand-chose à nous mettre sous la dent pendant la première heure de film. La rencontre avec le fameux héron du titre est constamment renvoyée à plus tard, et le réalisateur se fait un malin plaisir à nous faire languir. Cela crée une tension très bizarre, mais assez fascinante et réussie, où s'opposent un présent figé et terne aux promesses merveilleuses et intrigantes du héron, qui informe notre héros de l'existence d'un autre monde où sa mère décédée l'attendrait. Lapeint a raison de voir en ce Mahito chassant le héron (en qui il n'a aucune confiance) un garçon qui refuse de sortir de son deuil. Hélas, les atermoiements du jeune homme finissent par ennuyer. Peut-être que la séquence est un peu trop longue, et aurait nécessité quelques coupes?
Cette atmosphère où le temps semble s'être arrêté, séduisante d'étrangeté, génère en revanche un effet pernicieux: de tout ce mystère qu’entretient Miyazaki (d'abord sur le héron, puis sur l'univers dont il est le gardien et le guide) naît l'attente de sa révélation. Une attente qui grandit à la manière d’une chute de neige, à mesure que l'action progresse. Une attente qui prend d'autant plus d'ampleur que la seconde partie du film ne parvient pas à la canaliser. Pire: en lui opposant une cacophonie d'images oniriques pour mieux la faire patienter, Miyazaki ne fait au contraire que l'attiser toujours plus fort. Il faut le dire, s'il y a bien quelque chose de raté dans le «Garçon», c’est bien cette deuxième partie, où le scénario a l'air d'avancer complètement à vue. Oui, c'est très beau visuellement, mais tout cela semble trop aléatoire, sans véritable continuité, sans but. Il n'y a rien à quoi se raccrocher, et l'histoire nous coule donc dessus, sans parvenir à nous habiter. La poésie n'imprime pas, ne nous imprègne pas. Le moment des révélations n'arrive qu'à la toute fin, mais c’est trop tard pour espérer regagner l'attention du public, dont la patience aura été mise à rude épreuve. Sidéré par tant de merveilleux, son esprit aura renoncé à y donner du sens. Il ne «cherchera plus à comprendre», pour reprendre l'expression des journalistes de Télérama.
Cette déception réside aussi, comme je l’avais mentionné précédemment, dans la relation étrange qui se noue entre Mahito et le héron. Peut-être est-ce une question d'atmosphère. Plutôt lourde au début, notamment par les thématiques de deuil et de mort qui la composent, celle-ci se voit régulièrement désamorcée dans la seconde partie par un humour étrangement cabotin. Le héron est la parfaite illustration de cette oscillation permanente, endossant tour-à-tour le rôle de monstre menaçant et celui de bouffon de service. C’est très perturbant. Lapeint explique que le héron a pour mission symbolique d'aider Mahito à sortir de sa dépression et de lui faire accepter son deuil, un peu à la façon d'un animal psychopompe qui guiderait une âme perdue à rejoindre l'au-delà. Peut-être tente-t-il même d'amuser le public, à défaut de pouvoir faire sourire Mahito. C’est une vision très séduisante, et qui correspond sans doute à ce que désirait rendre Miyazaki dès le départ. Mais si cette idée n’a pas été relevée intuitivement par moi comme par tant d'autres, c’est qu’elle n’a pas été suffisamment bien exprimée... Sans doute aurait-il fallu gérer les choses autrement. Peut-être que le héron aurait dû garder son rôle de menace potentielle (du moins aux yeux de Mahito; ainsi le public aurait pu être témoin de la supercherie du volatile, ce qui aurait pu établir une vraie complicité entre nous et l’animal ailé, en plus de quelques quiproquos savoureux) pour n'abandonner son masque qu’une fois sa mission accomplie.
Dernier défaut: l’opacité du message véhiculé par l’œuvre. Quand je suis sorti de la salle, la déception se mêlait à un sentiment de perplexité. D’où mes erreurs d’interprétation sur les intentions du réalisateur, surtout vis-à-vis des «redites» et de l’aspect parodique de certaines scènes. Qu’est-ce que l'on avait bien pu vouloir me dire au travers de ce film? Après avoir vu le long-métrage, je suis parti sur le net à la chasse aux commentaires explicatifs, espérant y trouver des éléments de réponse. Certains insistent sur la portée autobiographique du film, et comment le héron serait en réalité la figure du producteur de Ghibli dont Miyazaki aurait été contraint de lui livrer les clés de son studio chéri… Ou comment le vieux patriarche du film représenterait Miyazaki lui-même (bon, ça c’est évident), comment les petits jouets en équilibre, au nombre de treize, représenteraient sa filmographie, etc, etc... Mais tout cela relève du métatexte: plus concrètement du commentaire et du contexte dans lequel a été réalisé le film. Ce ne sont pas là des éléments accessibles à tous.
Le titre original du film porte lui aussi un petit élément de réponse à cette question de l'intention qui se cache derrière l’œuvre. Hélas, cet élément de réponse se voit «lost in translation» (perdue par des décisions de traduction).
Le titre japonais du dessin animé est Kimitachi Wa Dou Ikimasu Ka? (Et vous, de quelle manière vivrez-vous?) qu'il partage avec un livre jeunesse, paru au Japon après-guerre. Parler ici d'une «adaptation» frôlerait un peu l'abus de langage, tellement le film de Miyazaki entretient un lien ténu avec le livre de Genzaburô Yoshino. Dans celui-ci, pas question de héron, de monde magique, ni de vieux démiurge ou de mère décédée... Le lien entre les deux œuvres est encore une fois purement… symbolique. Si le bouquin en question fait bien une brève apparition dans une scène du film, ce «caméo» reste bien trop anecdotique pour que le public français soit amené à y porter une attention particulière. Pour cela, il faudrait déjà tout d'abord qu'il soit familier avec le contenu du livre. Ensuite, il aurait fallu traduire littéralement le titre original («Et vous, comment vivrez-vous?», ce qui n'est pas très vendeur en effet), pour que la référence au livre soit préservée.
Grâce à la traduction française parue aux éditions Picquier, j'ai pu lire l'ouvrage et le comparer au film.
Ce fameux livre nous retranscrit l'échange épistolaire qu'entretient un jeune garçon nommé Junichi avec son oncle. Le premier expose au second des tranches de sa vie d’écolier, et, comme un petit scientifique en herbe analysant son quotidien à la loupe, il tente d’en tirer des leçons de vie. L’oncle s’empare de certaines idées et les développe, pour accoucher de véritables paraboles parfois philosophiques, parfois morales. Il encourage l’enfant à poursuivre ses efforts en lui donnant le surnom affectueux de «Coper», tel un petit Copernic en culottes courtes qui réinvente son monde à chaque découverte.
Miyazaki, en choisissant d’appeler son film «Kimitachi Wa Dou Ikimasu Ka ?» établit un parallèle entre le dialogue que le garçon du livre entretient avec son oncle, et celui que lui-même a bâti avec son public par l'intermédiaire de sa filmographie. Évidemment, on pourrait penser que cette histoire de titre ne relève que du détail (ce qui n'est pas faux). Mais ça a le mérite de rendre les intention qui se cachent derrière «Le Garçon Et Le Héron» plus concrètes.
«Le Garçon Et Le Héron» a un excellent concept de départ, et plein d’autres bonnes idées à faire valoir. La relation entre le protagoniste et le héron s’avère hélas perfectible. Si la première partie peut sembler trop longue, elle parvient tout de même à délivrer son effet avec succès. Ce qui n’est malheureusement pas du tout le cas du second acte, si anarchiquement agencé. Le film, qui gardait tant d’énergie accumulée jusque là, la répand alors à vide. L'attente se meut dès lors en frustration, pour aboutir en déception. «Le Garçon» possède néanmoins un mérite véritable: il nous prouve que oui, Miyazaki en possède encore bel et bien sous l'capot. Du coup, on se prend à rêver, et à en redemander encore... Un p'tit dernier pour la route, Miyazaki-Sensei? M.Neuhnk