19.04.2024

• «La Zone d’Intérêt» de Jonathan Glazer (2024) • Immersion En Enfer

affiche-du-film-la-zone-d’intérêt Dans un passage de mon dernier article, je présentais quelques «ficelles» scénaristiques: le protagoniste qui se définit par les obstacles qu’il rencontre, qui grandit au gré de ses péripéties, l’antagoniste qui le pousse dans ses derniers retranchements, etc… Ce sont ces ficelles qui, à mes yeux, font que «Le Voyage De Chihiro» propose un récit plus engageant que celui du dernier opus de son auteur, «Le Garçon et le Héron». Pour autant, ces règles ne sont pas à graver dans le marbre. En effet, il existe plus d’une manière de rendre une histoire captivante. Et c’est ce que prouve avec brio «La Zone d’Intérêt», nouvel objet filmique non identifié de Jonathan Glazer. Ce long-métrage est bâti sur une poignée de partis pris esthétiques et scénaristiques qui tranchent habilement avec ce que l’on a habitude de voir au cinéma. Pourtant, à première vue, les personnages sont très peu développés et la structure du récit affreusement banale. Jugez plutôt.

Rudolf Höss est un officier SS respecté qui administre un camp d’extermination situé… juste à côté de chez lui. Alors qu’il reçoit des cadres nazis dans son salon pour discuter de l’optimisation des chambres à gaz, sa femme prépare la maison en vue de la visite prochaine de sa mère. Mais voilà que Höss est brutalement muté ailleurs, et se voit contraint de déménager. Sa femme, qui est tellement attachée à leur foyer, refuse de le suivre. Höss part donc seul, laissant sa famille derrière lui. Récompensé pour son «bon travail», il obtient le droit de rejoindre ses proches. Voilà pour les grandes lignes du scénario. Sur le papier, l’histoire n’a rien d’excitant à part une petite dispute de couple. C’est d’ailleurs le seul point d’inflexion du récit qui a une conséquence véritable sur le déroulement du récit. Le reste n’est (à une ou deux exceptions près) que de l’exposition. Comme je disais plus haut, les deux protagonistes (Höss et sa femme) sont dépeints assez sommairement et ne connaissent aucun changement. Le conflit qui les oppose reste d’une ampleur modérée, en plus d’apparaître assez tardivement. Face à un tel constat, une question se pose: comment se fait-il que ce film soit parvenu à me tenir captivé pendant près de deux heures, alors qu’il s’ingénie à bafouer toutes les règles scénaristiques les plus élémentaires?

En réalité, Glazer retourne les règles scénaristiques pour servir son propos. Le fait que ses personnages ne changent pas en dit long sur eux. Rudolf et sa femme n’ont pas d’épiphanie à la fin de l’histoire parce qu’ils sont incapables d’en avoir une. C’est grâce à leur profonde adhésion à la doctrine nazie qu’ils peuvent supporter de vivre dans le voisinage d’un camp de concentration. Le film donne à voir à quel point une idéologie peut forger le regard d’un individu sur son environnement. On dit toujours que les gens se définissent davantage par leurs actions que par leurs paroles. Mais le regard qu’ils portent sur le monde est aussi un facteur d’identité. Le réalisateur donne beaucoup d’importance à ce «regard», qu’il illustre avec génie à l’aide d’un «gimmick». Ce «gimmick» (qui caractérise le film à lui-seul) repose sur le choix de ne jamais montrer à l’écran les prisonniers du camp de concentration, ni les exactions dont ils sont victimes. La violence se déroulant hors du champ de notre vision, on peut plus facilement l’ignorer. Mais Glazer ne s’arrête pas là. Il va plus loin. Il s’arrange pour que cette violence se rappelle à nous par des voies détournées. On a beau ne pas voir, mais on entend. Des cris, des supplications, des coups de feu, le bruit continu des fours crématoires… mais aussi les effets personnels de valeur confisqués aux captifs lors de leur entrée au camp, et que la femme de Rudolf redistribue à ses domestiques (après s’être servie la première, bien entendu), etc… Et malgré cela, malgré l’évidence, les protagonistes persistent à nier cette barbarie qui se joue si près d’eux. Intelligente façon de représenter la «banalité du mal» dont parlait tant Hannah Arrendt!

Un autre détail amusant à propos des personnages principaux est leur ressemblance. D’habitude, le «héros» d’une histoire se distingue fortement de son adversaire. C’est une règle qu’on observe très souvent, dans les contes pour enfants comme dans les films américains les plus manichéens. Le jeune contre le vieux, le sage contre le téméraire, le pur contre le dépravé, etc. Dans «La Zone d’Intérêt», on assiste à un conflit entre deux personnages quasi identiques. Et quoi de plus normal, en effet, de constater cette similitude de caractère d’un individu à l’autre quand on vit dans une société totalitaire, où la multitude est encouragée à «penser pareil»? En réalité, cette altérité existe, mais on la retrouve chez les personnages secondaires. Ce sont eux qui génèrent un effet de contraste, dans la manière qu’ils ont de se différencier du couple de protagonistes. Ce sont eux aussi qui permettent au spectateur de se sentir un peu moins seul, de lui fournir des figures auxquelles il peut facilement «se raccrocher», s’identifier. Ces personnages secondaires sont au nombre de 3: c’est d’abord la petite fille de Höss, qui attend la tombée de la nuit pour déposer en douce des fruits sur un chantier de terrassement à destination des prisonniers du camp. C’est ensuite le fils, qui joue avec ses soldats de plomb mais s’arrête de jouer quand il entend un hurlement. Ce bruit lui apparaît encore suffisamment désagréable et inattendu pour attirer son attention, contrairement à ses parents. Et enfin, c’est la belle-mère, antisémite convaincue, qui ne peut supporter le spectacle qui se joue chaque nuit à la fenêtre de sa chambre. Autant d’actes de résistances, plus ou moins héroïques, mais qui montrent que la dictature normative du Troisième Reich n’est pas encore parvenue à s’imposer dans tous les esprits.

Autre audace scénaristique du film: le manque flagrant d’action. Par «action», je veux désigner «l’événement», ce fait qui se distingue des autres parce qu’il est considéré comme sortant de la sphère de l’ordinaire (et donc extraordinaire). Ici encore, Glazer opère un renversement. Ce n’est plus l’événement qui conditionne ce qui est extraordinaire, mais le quotidien lui-même qui nous apparaît comme tel. Cela a pour effet de plonger le spectateur dans un perpétuel état de perplexité, voire de fascination morbide pour cet univers où tout est aseptisé, faussement propre et où rien ne dépasse. En cela, on peut dire que «La Zone d’Intérêt» n’est pas un film qui raconte, mais qui immerge plutôt. C’est une simulation qui nous donne une idée de ce que peut être une société totalitaire, où la critique est absente et le déni généralisé. On contemple ce monde comme on contemplerait un tableau cauchemardesque de Francis Bacon, qui à la fois nous repousse et nous attire. Ce qui nous attire, c’est ce que l’on ne connaît pas (curiosité), tandis que ce qui nous dégoûte, c’est ce que l’on ne connaît que trop bien (habitude, lassitude).

Récapitulons. Glazer tord les règles pour mieux transmettre son propos. C’est en cela qu’on reconnaît les grands artistes: par leur maîtrise technique, ils réussissent à retranscrire parfaitement leurs intentions. Mais il y a autre chose. Ce qui fait aussi la grandeur d’une œuvre, c’est sa capacité à refléter sa propre époque. À saisir, tel un polaroïd, ce que les allemands désignent par le mot «zeitgeist», l’esprit de son temps. De la même façon que «Parasite» (Bong Joon-Ho) ou «Triangle Of Sadness» (Ruben Östlund) avant lui, on pourrait voir derrière «La Zone d’Intérêt» une critique sans concession de la bourgeoisie actuelle, de son cynisme destructeur, de son incroyable mépris des faibles, et de son incapacité à assumer la profonde souffrance qu’elle leur cause. Un comportement qu’on pourrait qualifier de «nihiliste», et qui est l’une des grandes thématiques soulevée par Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage La Défaite de L’Occident, sorti en octobre dernier. Je vais clore cet article en citant quelques de ses lignes. Dénonçant la classe dominante américaine, Todd observe «au sein de sa pensée et de ses idées, un dangereux état de vide, avec comme obsessions résiduelles l’argent et le pouvoir. Ceux-ci ne sauraient être des buts en eux-mêmes, des valeurs. Ce vide induit une propension à l’auto-destruction, au militarisme, à une négativité endémique, en somme, au nihilisme. Un dernier élément, essentiel, m’a fait adopter ce concept: le refus de la réalité. Le nihilisme, en effet, ne traduit pas seulement un besoin de détruire soi et les autres. Plus en profondeur, quand il se transforme en une sorte de religion, il tend à nier la réalité.» Mr Neuhnk