27.04.2024

• L’État De La Bande Dessinée (2009) • Vive La Crise ?

couverture-du-livre-la-crise-de-la-bande-dessinee Note: je ne détiens aucun droit sur les images publiées dans cet article. Je les mets à disposition de mes lectrices et lecteurs dans un cadre purement didactique (fair-use). «L’État De La Bande Dessinée/ Vive La Crise?» est un livre sorti en 2009 aux éditions «Les Impressions Nouvelles». Il présente le compte-rendu détaillé d’un colloque (qui s’est tenu fin juin 2008 à Angoulême) à propos de la surproduction dans le champ de la bande dessinée. Les intervenants sont majoritairement des éditeurs et des libraires, mais le point de vue des artistes n’en reste pas moins débattu pour autant. Même si l’ouvrage commence un peu à dater, il offre une mine d’information sur le microcosme du 9ème art, et permet bien d’en saisir tous les enjeux. D’autant que les tendances du marché qu'il présente n’ont pas changé avec les années, et restent donc cruellement d’actualité. Voici donc le compte-rendu de ma lecture, agrémenté de nombreuses citations.

1. Un état des lieux de Fabrice Piaux
Le marché de la bande dessinée a connu une courbe ascendante vertigineuse en 2008, en termes de production d’albums, avec pas moins de 5000 titres édités. Pour se donner une idée plus précise du phénomène, rappelons qu’en 1995, 500 nouvels albums avaient été mis en vente, en 1999 on en avait compté pas moins de 1000, alors qu’en 2005 on atteignait déjà la barre des 3000… soit une multiplication de la production par 8 en 12 ans! La question est désormais de savoir si cette hausse substantielle est un signe de bonne santé du secteur, ou au contraire de mauvaise augure. Le sujet polarise: il y en a qui se félicitent de la situation, alors que d’autres la déplorent. Car on peut certes célébrer la diversité prodigieuse de l’offre, la créativité débordante des artistes et la professionnalisation des acteurs du marché… sans pour autant ne pas constater l’impossibilité des libraires à absorber un tel flux de nouveautés, et le mal toujours croissant qu’ont certains éditeurs et auteurs à atteindre leur public… Il faut savoir que ce problème n’est pas exclusif à la bande dessinée: c’est toute l’industrie du livre, première industrie culturelle de France, qui pâtit de cette situation de surproduction. Comment en est-on arrivé là?

La bande dessinée franco-belge a connu un âge d’or entre les années 60 et 70. Elle est parvenue à atteindre sa maturité en s’ouvrant à un public plus adulte. C’est durant la décennie 80 que les choses se sont gâtées. Il y a eu une chute du nombre de titres édités parce que le marché s’était sclérosé sur le secteur jeunesse et sur les séries déjà en place. Il faudra attendre les années 90 pour que le marché renaisse de ses cendres, avec notamment l’apparition de nouveaux formats et genres (roman graphique, BD reportage, autobiographie…), de nouvelles séries phares et de l’importation des mangas. Nombreux sont alors les acteurs à entrer dans la danse, de l’éditeur généraliste (comme Flammarion ou Gallimard) créant son propre département BD en passant par les petites structures indépendantes (L’Association, Cornélius…). Puis viendra l’avènement d’internet, des blogs BD et de la publication numérique. Si Fabrice Piaux considère que la presse et la critique BD demeurent encore indigentes, il pense aussi que la bande dessinée s’est définitivement institutionnalisée dans le paysage culturel français. Elle est parvenue à s’infiltrer dans les librairies généralistes (ce qui était impensable auparavant) et se voit même adaptée (avec certes un résultat souvent mitigé) au cinéma.

L’abondance de l’offre fait baisser mécaniquement les ventes. Certains albums dépassent difficilement le cap des 5000/6000 exemplaires, d’autres stagnent en-dessous du millier. On multiplie en outre les petits tirages pour des livres qui prétendent au statut d’œuvre d’auteur mais qui en définitive s’avèrent qualitativement bancals et décevants. Le rôle des libraires n’a jamais été aussi important, et aide le client à mieux s’y retrouver parmi le flux de nouveautés.

2. Le point de vue de Didier Pasamonik
illustration-de-didier-pasamonik-par-mathieu-sapin Didier Pasamonik vu par Mathieu Sapin

Pasamonik pense que le terme de crise est «anxiogène» et qu’il ne correspond pas tout à fait à la situation du marché. Le succès du manga, qui s’est imposé sans empiéter sur les plates-bandes de la BD franco-belge, permet aux éditeurs d’investir dans d’autres genres «moins faciles». Il ajoute, en outre, que « plus on produit, plus on a de chances de tomber sur une œuvre exceptionnelle. ». Avec une telle remarque, on en viendrait presque à penser que l’édition relève du jeu de hasard. Enfin… L’intervenant poursuit en agitant la menace que ferait peser les artistes étrangers sur le marché de la BD francophone, au cas-où on n’investirait pas assez sur nos auteurs locaux (ce qui est une contradiction, vu qu’il prétendait juste avant que le manga s’adressait à un autre public). Là où les choses deviennent intéressantes, c’est quand Pasamonik parle du prix de la planche en France, qui n’a jamais été proprement réglementé. Ainsi, ce n’est pas forcément le niveau de détails, ni le temps passé à sa réalisation qui conditionne sa valeur. Par conséquent, on se retrouve avec deux types d’artistes: d’un côté, ce que Pasamonik appelle assez improprement des «graphistes», pour désigner ceux qui produisent peu de pages en raison de «leurs exigences artistiques» qui les poussent à s’appliquer, et de l’autre les «raconteurs d’histoires» (encore une appellation maladroite) comme «Joann Sfar ou Lewis Trondheim» dont le style jeté, simple et rapide leur permet de se concentrer sur la confection d’un « récit plus conséquent.». Cette comparaison est très discutable, mais a tout de même le mérite de distinguer deux manières de concevoir le métier.

Au début des années 2000, on remarque aussi une baisse des à-valoirs, cette somme d’argent délivrée par l’éditeur à l’artiste après la signature du contrat, censée couvrir les frais engagés par le second lors de la réalisation de l’œuvre. Pasamonik pense que les éditeurs ont opéré un alignement sur le coût unitaire d’une page de manga, nécessairement moins cher par le mode de production japonais. On remarque aussi une baisse des tirages sur les premiers albums des jeunes auteurs, avec un à-valoir «adapté à la réalité de leur vente» potentielle. Les auteurs BD, n’ayant pas d’autres débouchés sur le marché franco-belge que celui de la production d’albums, ne peuvent qu’accepter ces conditions défavorables. Voilà encore un facteur supplémentaire qui joue contre les défenseurs d’un dessin «laborieux et sophistiqué» (pensons à l’exemple de François Schuiten, qui passe tellement de temps sur ses planches au point qu’il doit financer lui-même son temps de travail!) Ce qui nous mène au problème suivant: la bande dessinée paie tellement peu que pour survivre, un auteur «doit concilier sa création avec d’autres métiers», comme «la publicité, l’illustration». J’ajouterai personnellement que ces métiers, et ce d’autant plus aujourd’hui, sont tous «ultra-bouchés». Pire encore, l’utilisation de l’Intelligence Artificielle pourrait bien faire disparaître ces précieux emplois d’appoint, rendant la profession de «bédéaste» encore plus fragilisée qu’elle ne l’est déjà.

Les coûts de fabrication d’une BD se sont pourtant effondrés durant les années 90, ce qui a permis la naissance de nombreux petits labels autogérés, et a renforcé la possibilité de production d’un grand éditeur qui, pour un même investissement, pouvait imprimer plus de livres qu’auparavant (plutôt que d’augmenter la rétribution des auteurs). Pasamonik pense qu’Internet est devenu un espace de pré-publication prépondérant, en plus d’être un facteur-clé du succès d’un livre, car il aiderait à contrôler sa diffusion et sa promotion (les premiers postes de coût d’un album, parfois supérieurs à celui de la création et de la fabrication!). C’est apparemment Glénat qui aurait initié le phénomène de surproduction en se mettant à sortir des nouveautés tous les mois (contre tous les trois mois chez la concurrence) par un besoin de couvrir les salaires de ses diffuseurs. Car Glénat a aussi été l’un des premiers éditeurs, à l’instar de Vertige Graphic, à posséder leur propre structure de diffusion. La diffusion, pour celles et ceux qui ne le savent pas, est composée d’équipes de commerciaux qui arpentent le territoire, démarchent les libraires et leur présentent les nouveautés du catalogue des éditeurs qu’ils représentent en vue de générer des commandes. Gérer soi-même sa diffusion est un outil précieux qui aide à survivre dans un milieu devenu très concurrentiel. C’est par des problèmes de diffusion que Futuropolis, éditeur historique de BD apparu dans les années 80, est tombé. Pasamonik parle d’expérience parce que sa propre structure d’édition de BD, «Magic-Strip», a subi le même sort en 1987. La «joint-venture» réalisée entre les éditions Soleil et Delcourt en juin 2003 (consistant en la création d’une structure de diffusion partagée par les deux acteurs, baptisée «DelSol») atteste de la reconnaissance du rôle-clé joué par la diffusion dans le milieu. Idem du côté des petits éditeurs: Pasamonik soutient que le succès du «Persépolis» de Marjane Satrapi est en partie dû à sa diffusion efficace, gérée à l’époque par le «Comptoir de Indépendants» (structure créée par l’Association et Latino Imperato, transfuge de chez Vertige Graphic).

Pasamonik s’enthousiasme pour le nombre de nouveaux magazines qui couvrent l’actualité BD (BoDoï, dBD, Casemate, Zoo ou même le «house organ» de Canal BD...) et par le fait que des artistes issus du neuvième art sont mis à l’honneur sur les couvertures de Télérama (surtout s’ils font partie du gotha parisien, ajouterai-je). Par contre, il s’attriste de constater le manque de synergie entre le milieu du jeu vidéo et celui de la BD et appelle de ses vœux un partenariat entre des écoles comme l’EESI et l’ENJMIN. Personnellement, je pense que cette dernière idée est une aberration, car les deux secteurs sont moins poreux qu’ils en ont l’air. En outre, connaissant un peu le type d’enseignement prodigué à l’EESI, les philosophies des deux écoles mentionnées sont sans doute à milles lieux l’une de l’autre, rendant les passerelles pour le moins hasardeuses. En bon entrepreneur qu’il est, Pasamonik critique l’état d’esprit des hommes d’affaires qui peuplent le milieu de l’édition française, trop attentistes («c’est la politique du guichet», où l’on attend d’être démarché) et repliés sur lui-même («ils ont une incapacité à se penser dans le monde». Il les encourage à former davantage de partenariats («joint-venture» comme il aime si bien les appeler) avec des maisons d’édition étrangères et à eux-mêmes se mobiliser pour exporter leur propre production à l’international. D’autant que ces dernières années, la bande dessinée franco-belge a été efficacement «re-packagée» sous la forme du roman graphique, et offre une alternative crédible à la production nipponne.

Enfin, Pasamonik parle du rôle des éditeurs qui est amené à changer, en prolongation des mutations connues par le marché. Auparavant, «l’éditeur était chargé de repérer les auteurs, de les accompagner et de les former». Désormais, sa mission consistera à «fédérer une communauté de consommateurs», que les artistes et libraires se borneront à développer en tant «qu’animateurs». On voit que le modèle Internet avait déjà conquis certains esprits avant même son avènement! Pour conclure, Pasamonik dit qu’on «parle de crise quand on a peur de perdre sa pré-éminence, son statut, son identité». Et qu’il faut seulement (en bon zélotes du néo-libéralisme que nous sommes tous) non pas s’opposer aux nouvelles tendances, mais S’Y A-DAP-TER!

3. Le point de vue de Jean-Louis Gauthey
illustration-de-jean-louis-gauthey-par-mathieu-sapin Jean-Louis Gauthey vu par Mathieu Sapin

L’intervention de Grégoire Séguin n’apportant pas grand-chose au débat, je me permets de passer directement à celle du patron des éditions Cornélius, qui est d’une qualité bien supérieure. Je me contenterai donc, la plupart du temps, d’en recopier seulement des extraits choisis, tellement son portrait du marché se passe de commentaire.

«Il y a 10 ans (en 1999 donc), un premier album se vendait facilement à 6000/7000 exemplaires. Aujourd’hui, la vente moyenne couramment admise est plus proche de 2000/3000 exemplaires. Dans le même temps, le nombre de titres produits a explosé, alors que le chiffre d’affaire du secteur, s’il a augmenté, n’a pas progressé dans des proportions équivalentes. En d’autres termes, il faut produire plus pour faire la même chose, et produire encore plus pour faire à peine un peu mieux. Ce qui se vendait très bien hier se vend énormément, et ce qui se vendait moyennement se vend à présent très peu.»
«Le temps de présentation des nouveautés se restreint de manière considérable: la moyenne était d’un mois de présentation en 2002 pour 2 semaines aujourd’hui. Les livres qui ne suscitent pas immédiatement l’intérêt, ceux qui ne savent pas séduire par leur sujet, par la grâce d’un plan média ou par la réputation déjà assise de leur auteur disparaissent du circuit. Beaucoup de ces «sacrifiés» sont des produits sans âme. Mais il y a parmi eux quantité d’auteurs en devenir et d’œuvres originales auxquels le marché ne laisse aucune chance: ils meurent dans le plus grand silence.» «Pour le libraire, cela engendre des surcroîts de manutention et de gestion qui le déconnectent de son cœur de métier: lire, choisir, transmettre et aiguiller les clients. Le temps humain ne peut plus appréhender de manière exhaustive ce qui est publié aujourd’hui. Certains éditeurs eux-mêmes n’arrivent plus à suivre leur propre production. La place accaparée dans les magasins se fait aux dépens du fonds.»
«Si personne n’est en mesure de tout lire ou de tout bien lire, sur quoi s’appuient les conseils que délivrent ceux qui sont désignés pour le faire? Le milieu littéraire, puisqu’il faut en revenir à cette comparaison, fourmille d’exemples de complaisances, de collusions, de conflits d’intérêts qui n’ont pour seul but que de créer les conditions qui rendront visibles aux journalistes, aux libraires, aux bibliothécaires et aux lecteurs, quelques élus portant sur leurs épaules des enjeux financiers à la hauteur des machineries engagées pour garantir leur succès.»

La crise se caractérise non pas par un manque d’auteurs mais de «vrais éditeurs». Gauthey souhaite diviser la profession en deux catégories, à l’aide d’une subtilité langagière propre à l’idiome britannique dont est dépourvue la langue française. En anglais, il existe deux termes pour qualifier l’activité éditoriale: «to publish» et «to edit». Le «publisher» étant celui qui publie, et «l’editor» celui qui met au point, finalise, qui rend lisible. Ainsi, le publieur ne se contenterait que de mettre sur le marché alors que l’éditeur, lui, apporterait un soin tout particulier à la confection du livre. Jean-Louis Gauthey milite pour la popularisation du terme «publieur» d’autant plus qu’il possède une connotation péjorative. Gauthey reconnaît ceci dit que personne n’est à l’abri des mauvaises tendances du marché. «On peut se révéler éditeur un jour et publieur le lendemain».

«La crise artistique est largement le fait des publieurs et c’est la surproduction dont ils sont responsables qui les amènent à se détourner des livres pour ne considérer que les ventes. Dans ce contexte, la tentation est immense de ne pas s’user à défendre des livres dont on sait qu’ils sont difficiles ou trop en avance, et à se concentrer sur ce qui aura le plus de chances de faire du chiffre. L’un des premières réponses des publieurs à la surabondance (et dont les libraires sont leurs meilleurs complices), c’est la segmentation. On invente des rayonnages comme on invente des publics. On dédouane ainsi le lecteur de ne pas aller voir ce qu’il se passe ailleurs, alors que des œuvres de qualité existent dans tous les domaines. On le conforte ainsi dans sa monomanie (ex: les lecteurs de manga jeunesse) et les publieurs qui entretiennent cette inertie déplorent ensuite de la baisse des ventes de leur catalogue «franco-belge». Susciter la curiosité est hélas la dernière chose dont le commerce de masse a besoin.»

«L’édition, c’est d’abord du temps et de l’exigence. L’éditeur doit faire le choix de produire le livre comme il doit l’être, en laissant l’auteur le temps dont il a besoin. Je déplore les discours qui cherchent à nous convaincre qu’il ne faut pas avoir peur d’une crise tant qu’on en subit pas les effets.»

4. Le point de vue de Louis Degas
La bande dessinée est une «équation économique impossible» dans le sens où «un titre de BD coûte plus cher en gravure, impression et reliure qu’un livre «normal», et que, malgré cette réalité, le public persiste à trouver tout à fait acceptable de payer 20 euros pour un roman de 150 pages alors qu’il rechigne à débourser la même somme pour une BD cartonnée couleur.»

Être éditeur implique d’avoir «autant une logique de création qu’une logique de marché», pour la simple et bonne raison que l’édition est un business régi par «une logique de cycles» (composés de plusieurs étapes : start-up, maturité, épanouissement, décadence et renaissance). Degas rappelle que «Casterman a failli disparaître à la fin des années 80», mais que la maison a tenu bon grâce à son fonds historique. Il pense que la surproduction génère une confusion chez le lectorat, qui a alors davantage tendance à se rabattre sur les valeurs sûres. Mais les première victimes de ce système restent les auteurs, à qui on demande d’atteindre un niveau qualitatif bien plus rapidement qu’auparavant.

Chaque ouvrage vit sa vie et se voit attribué un «référent» correspondant à son volume de ventes. Ce nombre devient aussi «un référent» pour l’album qui suit, ce qui peut nuire à ce dernier. En effet, un artiste qui aurait accouché d’un livre s’étant très mal vendu (et donc affublé d’un «mauvais référent»), aura, comme le dit Degas (qui manie si bien l’euphémisme) «du mal à remonter le courant».

Tous les acteurs du milieu du livre ont tremblé en 2008 (même le puissant Syndicat National des Éditeurs, que Jean-Louis Gauthey des éditions Cornélius appelle par dérision le «Bédef») quand il a été question de remettre en question la loi Lang (qui octroie un taux de TVA réduit de 5,5% aux livres) en vue d’harmoniser les taux de TVA européens (qui s’élèvent entre 7 et 10%). Le projet a capoté mais la menace reste désormais dans les esprits. Gauthey rapporte que le jour où la loi Lang disparaîtra, il fermera boutique. Degas insiste aussi fortement sur l’état de symbiose qui existe entre les éditeurs BD et les libraires. C’est en effet en librairie que les grands groupes réalisent près de 2/3 de leur chiffre d’affaire. Ainsi, il peut déclarer sans ambiguïté que «quand les libraires vont mal, les éditeurs vont mal aussi.»

Degas est, comme son confrère Didier Pasamonik, particulièrement intéressé par ce qu’il appelle la «création à 360°», qui se focalise sur l’expansion des droits d’exploitation d’une œuvre (Bill Watterson serait enchanté par ce concept) qu’on qualifiera de «licensing multi-supports» pour paraître plus «start-up nation» l’espace d’un instant. Ces nouveaux champs de profits s’appuient sur des partenariats de marque (ex: Les assurances MMA dont Le Chat de Geluck s’est fait l’émissaire), les produits dérivés et les adaptations sur d’autres médias (films, séries, jeux vidéos…).

Gilles Colas ajoute deux précisions intéressantes: d’abord, il souhaite tordre le cou à l’idée reçue comme quoi le succès de la bande dessinée japonaise aiderait à la représentativité de tous le secteur de la BD, et ce dans tous les points de vente. Le profil du lecteur de manga, très conservateur dans ses choix, n’a pas besoin du conseil des libraires pour trouver ce qu’il désire, et ne s’ouvre pas forcément à un autre type de BD.

5. Le compte-rendu de Benoît Peeters de la première journée du colloque
À la question de savoir si la crise est davantage portée sur l’aspect économique ou artistique, Benoît Peeters répond «qu’il n’y a jamais eu autant de bons albums, donc ce n’est pas une crise de la création.» Il poursuit en déclarant qu’il serait «faux de penser que la surproduction vient uniquement des éditeurs. Elle est également liée à une «nouvelle génération d’auteurs» qui ont adhéré à un nouveau type de production, «à l’aide d’un rapport au dessin plus libre», et ce en vue de «pouvoir espérer vivre plus facilement de la bande dessinée». Cette idée me dérange. Rappelons que cette prétendue participation des auteurs à la surproduction pour cause «de vouloir vivre de la BD plus facilement» voit son origine dans la baisse généralisée des ventes d’album, ainsi que de la rétribution des auteurs sur chaque livre qui est d’autant plus maigre que l’artiste est peu connu. Donc les seuls qui participent à cette surproduction ne sont pas «les auteurs», mais des auteurs installés qui vendent beaucoup et touchent des parts suffisantes sur la vente de chaque livre. Ce n’est pas la même chose! Et n’oublions pas que le dernier mot revient toujours aux éditeurs, que personne ne force à imprimer des livres. Cela n’empêche pas Peeters de persister à vouloir atténuer la responsabilité des éditeurs: «Il existe un autre abîme entre deux formes de perception: les flux du marché, qui fonctionnent par masses, et le travail de l’auteur, concentré sur son album; c’est peut-être son premier livre, l’aboutissement d’un investissement personnel considérable. L’auteur s’imagine toujours vaguement que, lors de la sortie de son album, pendant deux ou trois minutes, la terre va s’arrêter de tourner et que les gens vont se pencher pour regarder son livre qui trônera dans les vitrines des librairies. Hélas, ce qui se passe le plus souvent, ce n’est même pas une mauvaise critique, ce n’est même pas une rumeur négative, c’est juste «rien»: un album perdu au milieu des 4500 autres, prêt à être chassé par les suivants. Face à l’invisibilité d son album et au silence qui l’entoure, l’auteur a tendance à se demander: où sont les méchants ? Qui est responsable ? Est-ce que les critiques qui ne m’aiment pas, l’éditeur qui n’a pas fait son travail alors qu’il s’est battu pour les autres (pour le dernier album des «Cités Obscures», par exemple?), le libraire qui n’a pas déballé ses cartons et qui ne connaît même pas le titre de mon livre? Généralement, rien de tout cela, juste l’effet de concentration sur les valeurs dites sûres.» Ou plutôt est-ce une conjonction de tous ces facteurs, qui, mis bout à bout, rendent les chances de percer proches de zéro? La contribution de Peeters se termine sur une proposition intéressante consistant à éditer des BD au format poche, qui, par sa taille proche d’un manga et moins onéreux à l’achat, pourrait s’adresser à un public plus jeune. Une proposition adoptée par assez peu d’éditeurs aujourd’hui (j’en connais seulement chez Casterman et Sarbacane).

6. Le point de vue de Xavier Guilbert
Encore une fois, je saute la contribution de Jean-Pierre Mercier (qui ne casse pas trois pattes à un canard) pour enchaîner sur celle, bien plus radicale, de Xavier Guilbert (rédac chef du site Du9). Guilbert s’attaque à l’idée reçue qui dit que la BD serait «populaire, polysémie envahissante d’autant plus importante que cet argument ressort régulièrement quand il s’agit de critiquer les choix d’un palmarès du Festival d’Angoulême», décidément trop tourné vers la BD d’auteur pour le goût de certains. D’abord, il y a un «effet d’entraînement par la lecture». Autrement dit, plus on lit en règle générale, plus on lit de BD. De plus, la lecture de BD est aussi une question d’âge.

tableau-statistique-des-ages Pour casser le célèbre adage du Journal de Tintin, qui se prétend être lu «des 7 à 77 ans», on pourrait dire que la BD, elle, se lit (majoritairement) de 7 à 37 ans. Plus on monte dans la pyramide des âges, plus le public décroche.

statistiques-csp Enfin, la BD est lue davantage par des gens diplômés issus des Catégories Socio-Professionnelles Supérieure (CSP+). La popularité de la BD relève donc du mythe

La BD, en tant que pratique culturelle jeune, commence à se faire sévèrement distancer par les jeux vidéos. Guilbert confirme que «la vague manga ne s’est pas faite au détriment du franco-belge, mais à côté» notamment parce qu’elle s’est adressée «à des lectorats négligés qu’étaient le public adolescent et féminin». Dans un contexte de sollicitation accrue, «le manga bénéficie aussi d’une fréquence de parution élevée, qui lui permet de maintenir une présence quasi-constante, et qui coïncide avec le retour en force du feuilleton dans la société» (il n’y a qu’à voir le succès des séries pour s’en convaincre).

Si «Dragon Ball» a représenté en France un phénomène éditorial en son temps, c’est désormais «Naruto» qui a pris le relais. Ces véritables poules aux œufs d’or ont crée un engouement éditorial qui a duré jusqu’à la saturation totale du marché (aujourd’hui on ne dénombre pas moins de 200 séries manga en cours parmi les plannings éditoriaux des 5 grands groupes). Le segment manga est ceci dit loin d’être l’Eldorado que la presse nous vend à longueur de journée. Voilà encore une idée reçue qui ne se base que sur des apparences. Le secteur est ultra-concentré, «la moitié des ventes reposant sur 10 séries seulement» (70 % des ventes chez Glénat et Kana dépendent de 3 séries). Nombreuses sont les séries qui se voient arrêtées pour cause de ventes insuffisantes (en dessous des 1000 exemplaires par volume). De plus, le rythme de parution effréné de 6 à 7 tomes par an ne peut être soutenu tant que la publication française n’a pas rattrapé la publication japonaise. On passe alors à un rythme de 3 à 4 tomes par an. «Présenté comme le moteur de la croissance BD ces dernières années, le manga se révèle être un colosse aux pieds d’argile».

7. Le point de vue d’Émile Bravo
L’intervention de cet artiste se fait à l’occasion de sa reprise toute récente du personnage de Spirou. Contrairement à la grande majorité de ses prédécesseurs, Bravo a décidé de ne pas chercher à approfondir l’univers instauré par Franquin. Il pense que si la vision de Franquin apparaît si indépassable aux yeux de tant de lecteurs, c’est parce que le légendaire dessinateur belge avait mis beaucoup de lui-même dans cette série (ce que Bravo désigne précisément comme relevant «d’un travail d’auteur»). Sans pour autant virer dans l’iconoclasme, Émile Bravo a développé sa propre version du personnage, à partir d’un moment de la vie de ce dernier qu’il considère comme décisif et dont personne ne s’était saisi auparavant: celui où Spirou passe du statut de groom à celui de véritable aventurier. Bravo considère que l’univers de Spirou appartient à celui sa propre enfance et qu’en cela, il ne pouvait pas offrir quelque chose de mauvais. Il désire montrer que les personnages destinés à la BD jeunesse peuvent aussi disposer d’une psychologie propre et élaborée, qu’il faut respecter en cela les enfants et ne pas les prendre pour des imbéciles. «Pour moi, être adulte, c’est prendre son enfance au sérieux». Il revient sur «Jules», sa série jeunesse publiée chez Dargaud, où le succès n’a pas été au rendez-vous ; quand il a rencontré les commerciaux chargés de promouvoir cette série auprès des libraires, l’un d’eux lui avoua «Jules c’est du tout-public et on ne sait pas vendre ça». Bravo regrette que les éditeurs BD ne se contentent que de vendre leurs livres aux lecteurs de BD, ce qui, selon lui, «manifeste un manque d’ambition».

8. Le point de vue de Frédéric Salbans
Salbans travaille chez Harmonia Mundi, un label musical accompagné de sa propre structure de diffusion/distribution, qui travaille aussi avec des maisons d’éditions alternatives. Il revendique sa politique d’indépendance lui permettant de «préserver la liberté de choix de sa directrice éditoriale». Dépourvu de service marketing, l’éditorial part d’un projet avec et pour les artistes. Ils possèdent des filiales à l’étranger et quelques boutiques en France. La distribution comprend «le stockage, le transport et la facturation». «Nous travaillons avec le système de transmission de commande en réseau Dilicom, et que cette maîtrise est primordiale car la sous-traiter équivaudrait à perdre en souplesse dans la relation client, et à devoir adapter leur organisation selon les règles d’un grand groupe. Nous essayons de présenter aux libraires un petit nombre d’éditeurs très typés et complémentaires.» Leurs relations avec les librairies spécialisées leur a permis d’observer que ces dernières ont un rôle de prescripteur auprès de nombreux réseaux. Ainsi, un libraire BD peut conseiller ses clients, mais aussi des associations, des bibliothèques ou des collectivités locales.

9. Le point de vue d’Eric Garnier
Ce libraire travaillant pour le rayon BD de la chaîne «Virgin» explique qu’il travaille seulement avec les éditeurs pourvus de structures de diffusion et de distribution traditionnelles. Virgin est peu centralisé, c’est donc aux magasins de décider de l’assortiment de l’offre. Il préfère «mieux présenter un titre qu’en mal présenter 3». Il considère que «les lecteurs sont de moins en moins fouineurs dans les rayons, et que ces derniers désirent qu’on leur présente les titres phares de manière spectaculaire». Il souligne aussi l’intérêt que les clients apportent pour les «coups de cœur des libraires» et autres recommandations. Selon lui, «ce sont les acheteurs qui font le marché, et qui ont le dernier mot».

La loi Lang a beau avoir établi à l’époque de sa promulgation «qu’une nouveauté devait être gardée en stock au moins 3 mois, et que le retour autorisé pouvait durer jusqu’à 12 mois après sa date de parution», les nouveaux standards en termes de production ont décidé les distributeurs à s’affranchir de cet aspect-là de la loi.

10. Le point de vue de Vincent Poeydomenge
Libraire spécialisé BD du réseau «Canal BD», qui réunit 65 confrères indépendants en Belgique, Suisse, Québec, Italie, Chine et France, afin d’être plus solides face aux fournisseurs (qui sont des gros groupes pour la plupart). Le réseau possède une charte qualité, un magazine bimestriel d’info et une production spécifique (éditions spéciales, ex libris…). Le rôle des libraires spécialisés est d’orienter la clientèle vers des albums différents et qui ne bénéficient pas forcément du marketing.

Poeydomenge remarque qu’une série manga voit ses ventes décuplées dès lors qu’elle se voit adaptée en anime.
En littérature, le taux de retour peut afficher jusqu’à 70%, alors qu’en BD il avoisine plutôt les 20% en librairie spécialisée, 35/40% en librairie généraliste. La surproduction qui saisit le marché entraîne des opérations de manutention supplémentaires et des frais de port en hausse (passés de 2,5% à 4% du chiffre d’affaire, soit 20 000 euros annuels), qui transforme ce métier de passion en métier de gestion. Cette surproduction est aussi caractérisée par les multiples versions d’un même album qui paraissent parfois lors de sa sortie : version N&B, grand et petit format, collector, intégrale… À ce propos, la hausse des ventes de la BD en volume a bondi de +20,9 en raison d’une importante vente de rééditions à petits prix, ce qui ne peut pas être considéré comme de la création véritable.

«Lors de leur visite mensuelle, les représentants de «DelSol» proposent entre 250 et 300 titres. La prise de décision est rapide, car le plus souvent, on nous présente des artistes que nous connaissons déjà. Nous prenons alors plus de temps sur des choses inconnues. Souvent, les représentants gardent les grosses ventes pour la fin de leur argumentaire. Ils présentent en premier les livres qui ont un potentiel moins important». Voilà qui montre bien que les éditeurs hiérarchisent leurs sorties et ne misent pas forcément sur leurs nouveaux poulains.
Parfois, sa librairie reçoit des exemplaires sans les avoir commandé. C’est ce que l’on appelle dans le métier «la fourchette», de l’office sauvage. Les libraires doivent alors renvoyer ces livres à leurs frais, à l’aller comme pour au retour ce qui peut influer sur la suite de leur relation avec le diffuseur coupable.

11. Le point de vue de Jean-Marie Bouisson
Le manga représente environ 45% du marché de la BD en France, parfois jusqu’à 80% dans les pays où la production locale est faible (Pologne, Allemagne). Les séries manga ayant été déjà amorties sur le marché japonais (marché captif qui assure aux éditeurs nippons de gros profits), on peut parler d’un véritable phénomène de «dumping à l’exportation» pour décrire la cession de droits à faible prix qui a eu lieu dans les années 90 pour le marché européen, et qui a «permis au manga d’y prendre solidement pied», d’autant plus facilement qu’il n’avait pas de véritable concurrence comme certains intervenants l’ont déjà précisé. Le rythme de parution soutenu a un effet addictif. Le fan de manga a une soif de partager sa passion, ce qui constitue des communautés de passionnés très solides. Le manga au Japon est en crise depuis plus d’une dizaine d’années (les ventes, qui ont culminé en 1995, ont reculé depuis de 20%) et coïncide avec la baisse dramatique de la natalité, une surproduction massive et une baisse générale de la qualité.

12. Le point de vue de Stéphane Beaujean
Entre 2001 et 2007, les parutions manga ont augmenté de 431% contre 84% pour les autres secteurs. Beaujean pointe le fait qu’un manga coûte sensiblement moins cher qu’une BD, et donc qu’il faut logiquement en vendre davantage (volume) pour dégager un chiffre d’affaire équivalent (valeur). Ainsi, quand on entend que les ventes de manga correspondent à 1/3 de la vente totale de BD en France, il faut savoir garder à l’esprit qu’elles ne pèsent en même temps qu’un quart du chiffre d’affaire total. La filiale manga de Dargaud, Kana, vend plus de livres (4,5 millions contre 4 millions pour Dargaud) mais rapporte aussi beaucoup moins (27 millions contre 42 millions!). L’Association réalise un chiffre d’affaire supérieur à Tonkam en écoulant 3 fois moins de livres !

Le public du manga reste jeune, pauvre, volatile et hyper-sollicité par la concurrence (séries T6V, jeux vidéos…). Le manga est aussi touché par la hausse des matières premières (papier). Pour décrocher de nouvelles licences, les éditeurs français doivent offrir des garanties de plus en plus lourdes imposées par les grandes maisons japonaises (plan marketing ambitieux, rythme de publication resserré, plan de fabrication luxueux…), en plus de devoir payer des royalties et à-valoirs de plus en plus lourds (6% du prix de vente HT en 2006). On constate une baisse dans les tirages, 5000 exemplaires pour une série moyenne qui dans le temps aurait été tirée à 10 000, preuve que la rentabilité fluctue. Les licences porteuses ayant été toutes exploitées, les éditeurs français enchérissent aujourd’hui sur des séries à peine commencées, au succès loin d’être assuré. Les éditeurs parient et prennent des risques financiers maximum.

Suite à la crise qui secoue le marché japonais (décrite par Bouisson dans l’intervention précédente), les éditeurs japonais désirent miser sur le modèle émergent du multi-plateformes (aussi adopté par les Coréens). Ce modèle dessine deux modèles contractuels, où l’un voudrait que l’auteur cède à un éditeur en échange d’une somme conséquente un package constitué du livre, des droits numériques et de produits dérivés qui y sont attachés. Ce régime aboutirait à la gratuité du livre avec une rentabilité générée ailleurs. Cela me fait penser aux contrats proposés par les «majors» du marché de la musique pour s’acheter les catalogues des stars, ou à l’économie proposée par les plates-formes d’écoute en streaming qui rémunèrent si mal les petits artistes. L’autre modèle voudrait segmenter toujours plus les droits d’exploitation selon les supports.

En guise de conclusion du livre, Benoît Peeters cherche à être rassurant. «Ce n’est pas la création qui est menacée, mais son mode de commercialisation. Nous avons assisté à un bouleversement de la chaîne économique que l’on peut résumer par une crise des intermédiaires. Les droits numériques s’imposeront comme un enjeu décisif.» Je vous renvoie encore à ma critique sur le marché de la bande dessinée numérique pour vous donner une idée s’il y a vraiment lieu de se réjouir de ce «changement d’intermédiaires» dont parle Peeters. Pas sûr que cet avenir soit favorable à la création si cette dernière n’a pas la possibilité de prospérer ailleurs que dans un environnement inféodé aux tendances et autres recettes qui marchent. Encore une fois, le mot de la fin sonne comme une injonction à s’adapter (Pasamonik/Peeters même combat): «Ce qu’on appelle une crise, c’est un moment de mutation, et pas seulement une catastrophe». Ouf, nous voilà rassurés. Mr Neuhnk