Note: je ne détiens aucun droit sur les images publiées dans cet article. Je les mets à disposition de mes lectrices et lecteurs dans un cadre purement didactique (fair-use). Ouvrage sorti en 2005 aux éditions Niffle, «Les Éditeurs de Bande Dessinée» est un recueil d’entretiens organisés par Thierry Bellefroid, journaliste et chroniqueur spécialisé dans le neuvième art. Il y interroge un échantillon composé d’une dizaine d’éditeurs, bien installés dans le paysage. Rapidement, on constate que c’est un lieu où se disputent deux camps aux dynamiques inverses, l’un favorisant la rentabilité, l’autre la démarche artistique. Face à ces deux mondes apparemment irréconciliables se dessine, au gré des échanges, un espace de consensus qui nous donne à mieux saisir la réalité et les enjeux d’une profession trop méconnue. Jean-Christophe Menu (l’Association) Menu est à la la base de la création de «l’Association», un groupe réunissant des auteurs BD. L’édition de fanzines a été pour lui la meilleure des écoles, car c’est ainsi qu’il a appris l’édition, en autodidacte, où il a pu «essuyer tous les plâtres possibles». Ses collaborateurs de l’Asso avaient aussi fait leurs premières armes dans l’auto-édition, de sorte que lors de leur rencontre, ils étaient tous déjà plus ou moins opérationnels. Les expériences communes qu’ils ont vécu ensemble, dès les années 80, ont achevé de souder le groupe. Les livres publiés par l’Asso sont toujours une affaire de projets et de rencontres. On s’arrange pour que les amitiés ne viennent pas gêner les relations entre éditeur et édité, qui doivent selon lui toujours rester de l’ordre du professionnel. Par contre, «ce qui se passe après la parution d’un livre est un mystère», pense Menu. Il ajoute «qu’un succès, il tombe du ciel, il n’est jamais attendu». Encore aujourd’hui, il ne s’explique pas la réussite inouïe qu’ont rencontré les albums de Marjane Satrapi («Persépolis» et «Poulet Aux Prunes») auprès du grand public. À l’époque où fut décidé de tirer le premier tome de «Persépolis» à 3000 exemplaires, l’Asso n’était vraiment pas sure de son coup. 4 ans plus tard, les 4 tomes de la série alignaient 200 000 ventes, une performance hors du commun contrastant sérieusement avec les tirages habituels de l’Asso qui avoisine en règle général les 500/1000 exemplaires, et 8000/12000 pour deux de ses auteurs fondateurs phares (David B. et Lewis Trondheim). Cette période de succès fut assez lourde à gérer, car il fallait constamment réimprimer du «Persépolis» et jongler avec des stocks très importants. Menu pense qu’il est primordial de reconnaître ses influences, et de leur rendre hommage en les rééditant si leurs œuvres sont épuisées. Il s’inquiète que la nouvelle génération de dessinateurs ne soient pas toujours au fait d’artistes essentiels à ses yeux comme Gébé ou le collectif Bazooka. Pour pouvoir rentrer dans ses frais, l’Asso applique à chaque livre la règle du «coefficient 5», où les coûts de fabrication doivent plus ou moins correspondre au cinquième du prix de vente. Quant au tirage, il est fait à la louche. Les réimpressions coûtent cher et sont souvent déficitaires, même si l’Asso n’aime pas que ces ouvrages tombent en rupture de stock. Même «si un livre ne se vend pas, il n’a aucune raison d’être considéré comme un échec» car «on ne fait pas des livres pour être compris ni même lus»... du moins pas tout de suite, car le catalogue de l’Asso se concentre davantage sur «le long-terme». La boîte se veut plutôt généreuse au niveau de la rétribution des auteurs (10% du prix du livre). L’Asso n’a pas de service marketing ni d’attaché de presse. Elle n’entretient pas le même rapport à la création que les autres maisons d’édition. Elle n’hésite pas à travailler sur du papier au grammage plus lourd (170g) que celui employé d’habitude par la concurrence (110 g), choix qui lui coûte plus cher et se répercute automatiquement sur le prix de vente. Menu ne cache pas son désir de faire des «beaux livres», d’apporter un soin tout particulier à leur confection, comme tout bibliophile qui se respecte. Paradoxalement un livre en noir et blanc bien fait est plus difficile à réaliser qu’une «simple» quadrichromie. Menu considère l’Asso comme un espace d’expérimentation, et ne ressent pas de problème si les artistes qu’il édite partent aussi travailler avec des éditeurs jugés plus «commerciaux». Avant de pouvoir traduire des auteurs étrangers ou de réaliser des rééditions, il faut que la structure ait gagné une certaine crédibilité. L’Asso n’a pas peur de prendre des risques financiers, c’est une tout autre logique que celle adoptée par les gros éditeurs qui ne se seraient jamais lancé dans une aventure aussi folle que celle de «Comix 2000», ouvrage-panorama de la bande dessinée internationale réunissant pas moins 324 artistes issus de 29 pays différents, et qui nécessita de payer 150 000 euros de royalties! Jean-Louis Gauthey (Cornélius) Les éditions Cornélius sont proches de l’Association à plus d’un titre. Les deux maisons furent toutes les deux fondées à Paris, occupèrent des locaux voisins et leurs fondateurs, Jean-Louis Gauthey et Jean-Christophe Menu se connaissaient déjà. La quasi totalité des éditeurs de BD dits «indépendants», héritiers directs «d’Artefact» et de «Futuropolis», commencèrent tous leur activité à la même époque. Avant de se lancer, Gauthey avait préalablement travaillé en tant que libraire et diffuseur et s’était formé aussi à la sérigraphie. Il a mis du temps à se confronter aux normes commerciales pourtant inhérentes au métier. «Vendre mon travail n’a pas été une chose naturelle» Encore aujourd’hui, son activité éditoriale ne génère pas assez d’argent pour lui permettre d’en vivre. À l’origine, il s’était lancé dans le métier en pensant, un peu naïvement, qu’il serait complètement libre. Une illusion totale: «Qu’on ne vienne pas me parler des indépendants, comme on les appelle. C’est du flan, du marketing! […] On dépend du marché, du banquier, du libraire et du diffuseur». À l’instar de Menu, Gauthey privilégie la qualité sur la rentabilité. En effet, il est prêt à recueillir et restaurer numériquement des planches d’ouvrages épuisés ou introuvables et à y passer le temps qu’il faut («Slogans» de Gus Bofa lui a pris 2 ans), quitte à se retrouver à la fin avec un livre au prix de revient dérisoire par rapport au temps passé dessus. La structure se charge surtout d’adapter des livres étrangers (japonais et américains) et accepte très peu de projets non-sollicités (c’est arrivé 2 fois en 10 ans). Gauthey estime qu’il difficile pour une maison d’édition de se construire une image, car on ne peut pas toujours la programmer. Pendant longtemps, on a confondu Cornélius et l’Association, d’autant que les deux éditaient des auteurs en commun (David B, Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim). Gauthey tente d’intervenir le moins possible dans le processus créatif des artistes publiés: il se consacre à ce qu’il appelle la «mise en scène» du livre, c’est-à-dire son habillage (couverture, maquette, papier, en-têtes…). Il cherche avant tout des histoires, parfois même des expériences graphiques ou narratives au point «qu’une ambiance peut lui suffire». Il a envie de secouer les gens qui ne veulent pas s’ouvrir à d’autres bandes dessinées (notamment les inconditionnels de l’école franco-belge, «ces puceaux de 40 ans qui en sont encore à renifler les culottes d’Alix!»). Il reçoit parfois des aides du Centre National du Livre, qui, il précise, ne sont pour la plupart du temps que des prêts, avec des conditions d’octroi parfois insupportables (une préface écrite par un auteur de bd bien en vue). Gauthey entretient un regard contrasté face aux gros éditeurs. S’il ne souhaite pas leur disparition («Moi j’ai pas de problème avec le fait qu’ils existent, il en faut, même, parce qu’il y a du bon aussi chez eux!»), il ne décolère pas contre leur politique de surproduction . Selon lui, les gros éditeurs développent un certain «complexe d’infériorité» par rapport aux petites maisons comme Cornélius, car «eux aussi veulent prouver qu’ils font aussi de l’art, même si en réalité ils font surtout du commerce!» Guy Delcourt (Delcourt) Pendant sa jeunesse, Delcourt a entretenu un rapport de collectionneur avec la BD. Après avoir été viré de chez Dargaud et échoué à retrouver un emploi dans le secteur, il décide de créer sa propre maison d’édition. Il considère «qu’un auteur vient surtout chercher auprès de l’éditeur un suivi qualitatif, et une capacité à faire connaître son travail» mais aussi à faire partie de l’écurie Delcourt, en cela que cela lui donne une certaine «proximité avec d’autres albums qui lui ont plu, dans lesquels il se reconnaît». Le rôle de l’éditeur consiste en outre à aider les auteurs à encaisser les échecs commerciaux, car ils sont particulièrement difficiles à assumer. Delcourt entre alors en jeu pour les réorienter vers d’autres choses, les guider vers d’autres pistes plus prometteuses (s’il décide de leur redonner une chance, bien entendu). Il précise que la relation qu’entretiennent l’éditeur et l’auteur est basée sur la confiance, au point qu’il est dur de renverser la vapeur une fois que cette dernière a été rompue. Delcourt indique sans ambages rechercher avant tout le «succès», même s’il apprécie aussi d’acquérir «une reconnaissance de la part du public, qui se traduit par de bonnes ventes et les échos qui nous en parviennent». Delcourt a choisi d'entrer dans le marché de la BD à une période décisive, et c'est en partie grâce à cela qu'il s'explique son succès: «c’est aux moments de crise qu’il y a des places à prendre. Quand le marché est florissant, c’est plus dur d’y rentrer». Apposer son nom d’éditeur sur la couverture d’un livre n'est pas un geste d'humilité, reconnaît Delcourt. En contrepartie, cela le pousse à faire preuve de plus d’exigence: «Signer quelque chose, c’est le revendiquer ». De plus, il estime que «l’éditeur travaille dans le possessif, qu'il a envie de s’accaparer une œuvre, de la faire sienne». Pour ce qui est de la réception des projets BD, des responsables éditoriaux se chargent d’abord d’effectuer un premier tri, qu’ils présentent ensuite à Delcourt, et sur lequel ils échangent ensuite pour déterminer ensemble les dossiers les plus prometteurs. On sait reconnaître un bon dessinateur avec l’expérience. «La capacité à raconter, à bien composer la page, avec des cadrages qui respirent» sont des qualités prisées. Reste ensuite à juger si l’histoire racontée en vaut la chandelle, car les bons scénaristes sont rares dans la profession. Avant d’être mis sur le marché, chaque album fait l’objet d’une évaluation, d’un budget et d’un plan déterminant combien d’exemplaires doivent être vendus pour amortir son tirage. Thierry Van Hasselt & Yvan Alagbé (Frémok) «Frémok» (ou FRMK) est un label constitué par de deux maisons d’édition en partenariat, les éditions Fréon et Amok. Fréon est le fruit d’une collaboration d’anciens étudiants issus de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. À l’occasion de l’élaboration d’un portfolio de gravures réalisé en commun, le groupe décide de créer la structure «Frigo Production», qui donnera ensuite les éditions Fréon en 1994. De son côté, Amok s’est constitué autour des revues «L’Oeil Carnivore» et «Le Cheval Sans Tête», et du constat que leur conception de la BD était peu ou mal représentée chez les éditeurs de l’époque. Les éditions Frémok ont ressenti le besoin de créer un espace où leurs projets, «impubliables dans le réseau traditionnel de l’édition, puissent aboutir». L’auto-édition naît le plus souvent d’un refus. Van Hasselt et Alagbé cultivent leur singularité par leur rapport différent au texte et à l’image. Ils se sentent à contre-courant dans le milieu de la BD, sans pour autant se considérer comme élitistes, car ils considèrent que leurs bandes dessinées sont «accessibles à tous». Un point de vue discutable quand on se penche sur la nature de leur production éditoriale. Pour pouvoir apprécier leurs albums, il faut tout d’abord posséder une certaine culture graphique (ce qui s’acquiert le plus souvent avec l’âge). Il faut aussi entretenir une affinité pour le type d’univers qu’ils proposent, et les thématiques très matures qu’ils véhiculent. Des thématiques le plus souvent peu ou pas explicitées du tout, ce qui trahit aussi un rapport à l’art pour le moins intransigeant. Les membres du FRMK auront beau justifier cette intransigeance au nom de la «liberté d’interprétation», cette posture est typique, selon moi, d’une démarche élitiste. C’est un débat assurément intéressant, mais que je ne développerai pas davantage ici, car ce n’est pas le sujet. Je recommande la lecture de «La Distinction» de Pierre Bourdieu pour toutes les personnes qui désireraient réfléchir sur ce débat passionnant du rapport à l’art. Cette planche d’Olivier Deprez résume bien le genre d’atmosphère que l’on peut rencontrer dans la plupart des livres du FRMK. Au Frémok, on pense que «tous nos livres prennent au ventre, ce sont des blocs de sens et d’émotion, même si nous tournons le dos au modèle qui met en scène un héros, une histoire avec un début et une fin. Notre public attend précisément qu’on le surprenne, car la plupart des albums mis en vente chez les autres sont des produits de divertissement». Le label jouit d’une vraie considération dans le milieu mais reçoit peu d’aides de la part des pouvoirs publics belges, au point que Van Hasselt et Alagbé se sentent perpétuellement en guerre, «non pas pour être les plus forts mais pour survivre, pour exister chez les libraires. Les grands éditeurs sont en train de tuer la petite édition en la pillant, en occupant la place qui lui est dévolue. Ils ne sont là que pour exploiter, pas pour explorer». Ils formatent les auteurs en les contraignant à s’inscrire dans des modèles (séries, format de l’objet, choix techniques...) dictés par le marché, au détriment de la vision de l’artiste. Pour le Frémok, le choix de la matière et de la technique employées sont d'une importance capitale. Il est déterminé par le sujet adopté par l'artiste, ce qu'il souhaite transmettre. «Nous aimons la matière parce que la matière raconte». Le livre d’Olivier Deprez intitulé «Le Château» (adapté de Kafka – se rapporter à l’image présentée ci-dessus) représente bien cette philosophie de travail. «La fibre de bois donne une sensation de vertige, rend la lecture quasi hypnotique». C’est précisément ce rapport porté à la matière, unique dans le milieu, qui fait qu’on rapproche davantage le Frémok au champ des arts plastiques qu’à celui de la bande dessinée. Van Hasselt rejette le terme d’avant-garde, qu’il considère comme une «notion historique périmée, et souvent détournée par les tenants du conformisme de demain». Ils publient des auteurs «complets», c’est-à-dire qui s’occupent à la fois du «dessin» comme du «scénario», même si cette notion de scénario «n’a pas cours au Frémok car les images arrivent en même temps que le texte». En outre, le Frémok a une définition plus large de ce qui relève du champ de la bande dessinée. Une simple succession d’images, comme le professe McCloud lui-même dans ses livres théoriques, suffit à constituer une bande dessinée. La question du sens devient donc secondaire. C’est assurément en cela que le label se distingue de la concurrence: par cette ouverture d’esprit et ce refus d’adopter des formules qui brident la créativité. «Chaque livre doit inventer». Jacques Glénat (Glénat) Pour Glénat, «être éditeur, c’est concilier organisation et création. Ce n’est pas de faire des livres qui pose le plus souvent problème, mais plutôt de les vendre». Pour son groupe, il considère la croissance comme une obligation. Face à la concurrence exercée par la télévision, il estime avoir opposé le manga, qui aurait ramené tout un pan de la jeunesse vers la lecture. Quand le journaliste Bellefroid lui rappelle qu’avec 3000 livres à son catalogue, il est l’éditeur le plus important en nombre de titres, Glénat avoue qu’il lui est impossible de lire tout ce qu’il publie: il «survole plutôt» (n’oublions pas que c’est Glénat qui a démarré le phénomène de surproduction – se reporter au témoignage de Didier Pasamonik à ce sujet ). À l’origine, Glénat était parti au Japon avec l’idée d’y vendre des séries franco-belges. Après avoir reçu un refus poli, il est reparti «avec des tomes d’Akira dans ses mallettes». Si Georges Dargaud (fondateur de la maison éponyme) a longtemps été son modèle, il s’amuse aujourd’hui d’entendre Mourad Boudjellal, le fondateur des éditions Soleil, se réclamer à son tour de lui. Glénat pense que racheter des maisons concurrentes n’est pas une bonne idée. Il le sait d’expérience, avec son propre rachat des éditions «Vents D’Ouest». Il constate qu’il aura bien fallu 7-8 ans pour que les équipes des deux boîtes, aux cultures fort différentes, puissent se coordonner correctement. Il considère aussi qu’il est difficile de trouver dans le milieu des collaborateurs compétents, qui disposent à la fois d’un esprit comptable et sachent en même temps parler aux auteurs. Du coup, il essaie de former les gens en interne. Il pense aussi qu’il est de son devoir de tempérer les ardeurs des hypermarchés qui commandent parfois trop d’exemplaires d’une série qui marche bien (comme «Titeuf» par exemple, pour ne citer que celle-là). Mourad Boudjellal (Soleil) Né de parents algériens ayant immigré dans les années 50, Boudjellal estime «s’être fait tout seul». Il a ouvert «Bédule», la première libraire spécialisée BD à Toulon en 1982, à l’âge de 22 ans, puis s’est lancé dans l’aventure de l’édition BD avec «Soleil» en 1988, «sans rien savoir du métier à part compter», et avec seulement 7500 euros de trésorerie. Distribué par Glénat qui acceptait encore facilement les petits éditeurs à l’époque, il a tout d'abord orienté son activité dans la récupération de films pas chers issus des hebdos de Tintin et Spirou, ce qui n’a pas du tout marché, au point de lui faire frôler plusieurs fois le dépôt de bilan. C’est la licence «Rahan», dont aucun éditeur ne voulait (et donc acquise à prix d’or) qui lui a sauvé sa boîte. Il a ensuite cumulé les rachat de droits («Mandrake», «Blek», «Flash Gordon», «Le Spirit»...) pour monter d’autres intégrales, qui ont elles aussi bien marché. «Je tire une force incroyable de mes origines sociales» déclare Boudjellal. Il a choisi de ne pas baptiser sa maison d’édition de son nom propre car il avait peur que son assonance arabe porte préjudice à ses affaires, d’autant que son entourage lui avait formellement déconseillé. Il déclare avoir beaucoup de respect pour Guy Delcourt et Jacques Glénat, «qui ont pris beaucoup de risques personnels dans l’édition». Lui aussi possède sa série phare: «Lanfeust» et «Trolls de Troy», qui ne pèsent pas moins de 30% dans son chiffre d’affaire. Boudjellal remarque l’avènement d’une nouvelle génération d’auteurs, ayant pleinement intégré le manga. En effet, c’est en adoptant son sens du rythme et son rapport à l’action (bien plus pêchu) que la bande dessinée française a pu se moderniser. Benoît Peeters (comité éditorial de Casterman) À la fin des années 80, les départs successifs de Jean-Paul Mougin et Didier Plateau livrent Casterman à de nouveaux dirigeants, tous issus du monde du management. Des gens qui, le précise Peeters, «ne comprenaient rien au livre». Peeters est appelé par la nouvelle direction à rédiger pendant l’été 2001 un rapport de 50 pages sur la situation de Casterman. Après avoir écouté tous les employés et collaborateurs de la boîte (en prenant en compte les journalistes comme les libraires), Peeters dresse un bilan peu flatteur. Il pense lui-même quitter le navire, mais après réflexion, n’imagine pas voir sa série phare («Les Cités Obscures», réalisée en collaboration avec François Schuiten) publiée ailleurs. «Les maisons d’édition peuvent avoir une âme», déclare t-il. Un désir profond de s’inscrire en tant qu’auteur dans une «continuité», de placer son œuvre dans un catalogue constitué d’auteurs illustres (Pratt, Forest…). De plus, la direction lui propose un poste de responsable éditorial, ce qui le convainc à rester. Selon lui, la revue (À Suivre) représente une époque révolue. Le type de récit qu’elle proposait (en noir et blanc, destiné à un public adulte) ne lui apparaît plus comme étant à l’ordre du jour (d'autant que ce modèle a été réapproprié et dépassé par L’Association). Peeters s’interroge sur la «notion de mémoire». Il la considère comme étant moins présente chez les lecteurs de BD que chez les cinéphiles: «Passé Franquin, Hergé et Jacobs, on se heurte à un mur». Pour illustrer son propos, il invoque les récentes rééditions de Forest, qui n’ont pas du tout marché. «Mes coups de cœur, ce ne sont pas juste des albums, ce sont aussi des créateurs et la relation que j’ai pu développer avec eux. Les entreprises sont trop souvent liées aux questions de rentabilité, de retour financier immédiat». Tout en soutenant cela, Peeters indique que «ne pas tenir compte des lois du marché, c’est se tromper sur ce qu’est un livre», et qu’il tient pour des imbéciles les auteurs qui s’enferment dans des postures refusant tout compromis artistique. C’est en faisant des concessions qu’on donne une «résonance à son œuvre». La BD en noir et blanc était anciennement synonyme de mauvaises ventes, mais la tendance s’est vue inversée par le manga. «Le marché varie», le désir d’une bonne histoire se révèle plus fort, rendant ainsi le critère de la couleur superflu. «La surproduction fait du mal à la bande dessinée, car un éditeur qui ne choisit pas ce qu’il publie est un éditeur qui abdique». Peeters critique ces éditeurs qui semblent laisser le marché décider à leur place de ce qui doit être publié ou pas. Un regard sévère mais sensé sur l’industrie, que Peeters semble avoir étrangement abandonné quand on l’entend s’exprimer sur le sujet quelques années plus tard. On sent poindre la logique marchande dans son discours quand il nous oppose «qu’un auteur ne peut plus camper sur l’idée que sa réussite dépend du seul éditeur» et que «pour qu’un album marche, il faut faire du bruit». Une logique qu'il semble assumer ou vilipender selon son humeur du moment. Claude de Saint-Vincent (Dargaud) Recruté par les actionnaires alors Dargaud avait cumulé 20 millions d’euros de pertes, Claude de Saint-Vincent, qui a précédemment travaillé dans l’industrie du luxe et de l’aéronautique, pense qu’il n’y a pas de règle pour publier un livre. Cela dépend surtout du «confort éditorial» du moment: la prise de risque de publier des albums dont on n'est pas sûr du résultat se voit plus facilement assumée quand elle se trouve accompagnée de grosses sorties dont la rentabilité est garantie. Ainsi, ce sont les best-sellers qui permettraient la création. «L’échec fait partie de l’équation générale de l’édition, ce qui est très peu le cas ailleurs». Il constate que sortir de nouveaux épisodes d’une série bien installée favorise mécaniquement les ventes des anciens numéros. C'est ce phénomène qui explique la tendance des gros éditeurs à ressusciter sans vergogne leurs vieilles franchises, car cette stratégie leur permet de revaloriser leur fond sans risque, et à moindre coût. Le fait que les one-shot (histoires en un tome) font rarement de bonnes ventes n'arrange pas les choses. «C’est ce qui différencie la bande dessinée de la littérature: nous travaillons essentiellement avec des héros récurrents.» Il reconnaît à l’éditeur le devoir d’assister financièrement l’auteur: «Le dessinateur, lui, passe en général 8 heures par jour derrière sa planche et ne peut avoir, en règle générale, d’autre métier. L’éditeur doit donc faire vivre l’auteur pendant le temps de sa création». Il pense que son rôle le plus difficile est d’annoncer à un auteur que sa série ne sera pas reconduite, en plus de devoir envoyer des livres au pilon. «La relation entre l’éditeur et l’auteur tient presque du mariage. Si tout était basé sur l’argent, on ne tiendrait pas longtemps». Saint-Vincent considère que le marché évolue: «Mon adversaire, ce n’est pas Titeuf, mais Harry Potter ou Le Seigneur des Anneaux.» En effet, «de nouveaux concurrents qui n’existaient pas voilà 30 ans ont piqué pas mal de parts de marché. Un enfant qui met 60 euros dans un jeu vidéo, ça fait 7 albums de BD qu’il ne s’achètera pas». Pour Saint-Vincent, la BD renaît de ses cendres en 1996, lors de la reprise de Blake et Mortimer par Benoît et Van Hamme: «Toute la presse en parlait», certains journaux comme Libération en ont même fait leur une, alors qu’au même moment le pape était en visite en France (on reconnaîtra à Saint-Vincent une conception toute personnelle de ce qui relève de l’événement)! Il est très énervé par le «snobisme anti-BD», particulièrement parisien, et qui est en grande partie responsable du manque de visibilité de la BD dans les médias. Il estime que ces derniers ne s’intéressent pas autant aux sorties BD qu’aux sorties littéraires, même si les choses évoluent tout doucement. Quand Thierry Bellefroid lui rétorque que la presse ne parle de BD que pour parler de best-sellers et de gros chiffres, Saint-Vincent s’acharne à pointer cette absence de «vitrine médiatique» comme la première responsable du phénomène. Il désigne le Festival d’Angoulême comme l’un des rares moments où les médias se penchent sur le sort de la BD, une semaine par an. Yves Schlirf (Kana) Ne sachant ni dessiner ni écrire un scénario, Schlirf a rapidement abandonné le fanzinat et a ouvert sa librairie spécialisée en 1979. Il a ensuite travaillé chez Dupuis au service promotion, puis chez Glénat. Il observe assez finement les relations entre l’éditeur et l’auteur, qu’il résume à un «rapport d’amour-haine», même si «ça dépend des sensibilités de chacun». La relation est différente selon qu’il traite avec de jeunes auteurs ou avec de plus expérimentés. En effet, les plus jeunes «sont moins souples parce qu’ils ont besoin de prouver qu’ils sont aussi bons que les auteurs installés. Ils doutent encore beaucoup d’eux-mêmes.» Quand Bellefroid lui parle de la rémunération des auteurs, Schlirf déclare qu’il ne voit pas «comment des gens mal payés peuvent bien travailler. Moi, si je suis mal payé, je ne travaille pas bien.» Après, il reconnaît que les éditeurs se fréquentent souvent (notamment lors des réunions du SNE, leur syndicat attitré) et ont pu s’arranger entre eux pour baisser la part dévolue aux artistes: «Je crois que c’est Marcel-Didier Vrac de chez Glénat qui avait imaginé la suppression du prix à la planche pour le transformer en avances sur droits. Il n’a pas fallu 45 secondes pour que tous les éditeurs trouvent l’idée vachement bonne!». Schlirf reçoit une dizaine de projets par semaine, et, suite à des refus, se fait parfois insulter par mail ou au téléphone. Il pense que ça fait partie du job, d’être considéré «comme le méchant» et qu’il assume tout à fait ce rôle. Par ailleurs, il ne publie pas d’auteurs inconnus. Pour lui, c’est plutôt le rôle des petits éditeurs de défricher, même si cette réalité «risque d’en révolter certains. Chacun doit avoir son rôle à tenir.» Schlirf observe la tendance de la maison à réduire les tirages car les libraires stockent de moins en moins, quitte à devoir réimprimer ensuite. Il reconnaît aux Japonais une toute autre notion du commerce que la nôtre. Les Japonais sont davantage ouverts sur le monde et les produits dérivés. Il admire le respect avec lequel ils semblent traiter leurs auteurs, chacun d’entre eux possédant un suivi personnalisé organisé par un responsable éditorial attitré (qu’on appelle «tantô»). Ces derniers vont jusqu’à les assister dans l’élaboration de leur scénario. Ces binômes sont parfois très soudés. Les Japonais sont connus pour être des travailleurs acharnés, au point de produire entre 60 et 100 planches par mois, avec un sens de la rigueur tel que leur vie privée en pâtit grandement. Les éditeurs japonais se fichent de la BD européenne car elle ne se vend pas sur leur territoire. Une vraie guerre s’organise entre les éditeurs français pour acquérir les licences des séries japonaises les plus prometteuses, au point qu’ils doivent montrer qu’ils en font «toujours plus que le voisin». Fabrice Geiger (Humanoïdes Associés) Fabrice Geiger est le fils du célèbre peintre. Il a côtoyé des artistes depuis son plus jeune âge, et c'est cette atmosphère qui lui a donné envie de se lancer dans le secteur culturel. Pour lui, l’édition est un «acte schizophrénique», car elle allie l’artistique et l’économique. «Privilégier le chiffre ne donne droit qu’à un catalogue de merde, et privilégier seulement la qualité artistique mène droit à la faillite». Geiger a décidé de racheter la maison «Les Humanoïdes Associés» au groupe Hachette après avoir compris que bâtir une maison de zéro lui demanderait dix à quinze ans avant d'espérer parvenir à quelque chose. Dès son acquisition, il organise une véritable purge des auteurs, se débarrassant de ceux dont il ne disposait pas l’intégralité des droits sur leur œuvre. Il procède aussi au rachat «d’Images-Passion», ce catalogue-label créé par le PDG de Dargaud d’alors, Jérôme Malavoy, sous la pression d’actionnaires très religieux qui désiraient se débarrasser des artistes de la maison (comme Bilal) dont la production artistique leur semblait pornographique. Geiger a même failli acquérir la licence «Blake & Mortimer», mais il s’est fait doublé à la dernière minute par Dargaud, qui a surenchéri à l’aveugle. Le monde de l’édition, c’est un peu manger ou être mangé: «Éditer est un métier de chien: si vous choisissez de ne faire aucun compromis, vous risquez d’en mourir.» M.Neuhnk